Ce qui ne te tue pas est quand même violent et dangereux

« Ce qui ne te tue pas te rend plus fort », dit-on ?

Combien de fois ai-je entendu cette phrase « Ce qui ne te tue pas te rend plus fort » — ou ses variantes ? Pour moi ou pour d’autres ?

Cette phrase fait partie de ces phrases « positives » dont instinctivement je me méfie.

Cette phrase est pourtant éminemment positive : on apprend de ses erreurs, on se remet de ses échecs, on guérit de ses blessures, etc.

Elle renvoie au mot de « résilience », popularisé ces dernières années par Boris Cyrulnik. Je ne suis pas un fin psychologue, mais qu’ai-je retenu des théories de Boris Cyrulnik ? Les capacités de rebond de l’individu sont sous-estimées. La solidité intérieure, cachée, impalpable de l’individu est sous-estimée. L’individu peut se remettre de terribles drames et d’épouvables blessures, qu’ils soient physiques ou psychiques.

C’est un message d’espoir, évidemment. Ca se présente comme un message d’espoir.

C’est un concept magnifique. C’est un concept réel, je ne doute pas de sa validité scientifique, et de réalité agissante à des degrés divers chez tous les individus.

Alors pourquoi suis-je sceptique ?

Parce que je ne pense pas qu’on guérisse de toutes ses blessures. Tout ne cicatrise pas. Tout ne repousse pas. Le souvenir des grandes guerres s’est estompé en Europe, mais il y a quelques décennies encore on croisait probablement, dans les rues d’Europe, des mutilés des grandes guerres. Le concept abject de guerre propre fait son lit là-dessus. La guerre ne te tue pas, elle te rend plus fort ?

Plus généralement, je crois que nous sommes dans une société où on cache systématiquement les malades, les vieux, les faibles, les mutilés, les abîmés, ceux qui clochent, ceux qui ne vont pas bien. On accoutume les bien-portants à se défier des mal-portants, et à se mentir à eux-mêmes sur les propres blessures.

Et surtout, je n’aime pas ce concept et ces phrases, parce qu’elles excusent partiellement les bourreaux, les agresseurs, grands ou petits. J’insiste sur les mots : excuses partielles ; et agressions, grandes ou surtout petites.

La société contemporaine fourmille de petites violences, très nombreuses, plus ou moins dissimulées. Le monde du travail par exemple, a des aspects violents, et offre à de nombreux individus l’occasion d’exercer diverses petites violences, en les légitimant.

Le fabuleux film d’Henri Verneuil « I comme Icare » (ou, Dallas à Cergy-Pontoise !) a été le premier, je crois, à populariser l’ « expérience de Milgram » . L’aspect principal de cette expérience est de mettre en avant la puissance de l’obéissance dans la société. L’individu, dès lors qu’il a délégué sa responsabilité à l’autorité, peut aller très vite très loin, par exemple dans la violence et la cruauté. Le sujet principal est l’obéissance, mais c’est le sujet, secondaire dans l’expérience, de la cruauté, qui m’intéresse ici. L’expérience de Milgram montre qu’en temps de paix et de prospérité, des individus ordinaires sont capables d’aller très vite très loin, j’insiste, dans la violence et dans la cruauté.

Je redoute que la théorie sophistiquée de la résilience ne justifie paradoxalement des débordements de cruauté. En les facilitant. En les dédramatisant. En les relativisant. L’agresseur est fondé, par la théorie de la résilience, à minorer la portée de ses actes : « c’est pas si grave », « il/elle s’en remettra », « il/elle est surement résiliente », « il/elle aura qu’à puiser dans des forces internes de résilience », « je peux taper fort, il/elle est forcément solide », « ça va pas le/la tuer, ça le/la rendra plus fort/forte », etc.

Le monde du travail fourmille d’occasions pour des chefs de tous niveaux de faire preuve de cruauté, d’indifférence, d’inhumanité, de violence à l’égard de leurs semblables. Le monde du travail est, de plus en plus, « décomplexé ».

La déshumanisation est flagrante dans les mots. Par exemple, les expressions américaines à base de « kill », à commencer par « cost-killing ». Car les salariés sont surtout des « coûts », il faut bien qu’ils l’admettent, ils coûtent cher, ils devraient en avoir conscience, en avoir honte. On parle tout le temps de « coût du travail », presque jamais de « coût du capital ». On a presque oublié les « cotisations sociales », on dit les « charges ». Et on ne dit pas les personnes, on dit les « ressources », et j’ai parfois entendu bien pire. Et je passe sur les « guerres économiques et commerciales » et les meurtres symboliques de concurrents.

Michel Houellebecq a truffé ses quelques romans de phrases sybillines, mystérieuses, faites pour être mémorisées, et j’en ai mémorisé un certain nombre. Ainsi, dans « Les Particules Elementaires » (1998), il a écrit :

Ces mêmes années où il tentait sans succès d’accéder à la vie, les sociétés occidentales basculaient vers quelque chose de sombre. En cet été 1976, il était déjà évident que tout cela allait très mal finir. La violence physique, manifestation la plus parfaite de l’individuation, allait réapparaître en Occident à la suite du désir.

Bref, je redoute tout ce qui, de près ou de loin, légitime la violence et la cruauté. Dans quelques jours, on arrivera au dixième anniversaire de la brillante invasion « décomplexée » de l’Irak par George W. Bush, la guerre la plus illégitime de l’histoire récente.

Je redoute tout ce qui, à tort ou à raison, décomplexe ceux qui sont en situation d’exercer des violences, physiques, psychiques ou symboliques.

Je crois à la résilience des individus, mais je crois aussi à leur fragilité.

Bonne soirée.

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2 commentaires pour Ce qui ne te tue pas est quand même violent et dangereux

  1. Mehö dit :

    Mais cette phrase est l’équivalent de : «Le chemin se fait en avançant».

    • C’est possible, en effet. J’ai beaucoup médité ces derniers temps la célèbre maxime de Salvor Hardin, un des principaux personnages de « Foundation », d’Isaac Asimov : « Violence is the last refuge of the incompetent. »

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