Le dormeur ne peut pas s’étouffer

Je crois que j’ai compris pourquoi j’ai peur du sommeil.

J’ai peur de m’endormir, parce que, quand je dors, je ne peux pas m’étouffer.

J’ai peur de ne plus pouvoir m’étouffer.

Toute la journée, je peux m’étouffer. Tous les jours, pendant des années, depuis des années, je m’étouffe. Je me tais. Je me contrôle. Plus ou moins efficacement, mais en tout cas j’essaie. Je fais de mon mieux. C’est important.

J’essaie d’être ce qu’il faut être.

Comme je n’y arrive pas très bien, j’essaie surtout de ne pas être ce qu’il ne faut pas être. C’est ma raison d’être, depuis toujours.

J’essaie de ne pas dire ce qu’il ne faut pas dire.

Ce qu’il ne faut pas dire, je le garde pour moi, le plus possible, parfois pour ce blog, et parfois pour quelques autres cachettes. Ce que je ne peux pas dire, l’autre peut le dire, mais moi je ne peux pas. Alors je l’étouffe. J’étouffe ce qu’il ne faut pas dire. Ce qui ne doit pas sortir de ma bouche. Ce qui n’intéresse personne. Ce qui ne compte pas. Ce qui n’a pas sa place. J’étouffe tout ça. J’essaie de l’étouffer, autant que je peux.

Je m’étouffe, et c’est mieux ainsi. Au boulot, à la maison, ailleurs, partout. De toutes façons, depuis le vendredi 13 mars 2020, tout ça c’est pareil, c’est en cage, il n’y a plus d’échappatoire. Il est plus que jamais impératif que rien ne sorte.

J’ai toujours été celui dont l’avis ne compte pas. Celui qu’on ne supporte que parce qu’on est bien obligé. Celui dont on aurait préféré se passer. Celui qu’on cherche à éviter. Celui qu’on cherche à contourner. Celui qu’on n’hésitera pas à piétiner si nécessaire. Celui qui n’est là que pour approuver. Celui qu’on tolère tant qu’il se tait. Celui qu’on fera taire en le mordant si nécessaire.

Alors je me tais. J’essaie de me taire. J’attends que ça passe. Je m’étouffe. C’est mieux ainsi.

Depuis le vendredi 13 mars 2020, j’ai cessé de prendre le train, et je m’étouffe avec une discipline toute particulière. Confiner, c’est étouffer un peu plus. Ça a probablement ainsi ravivé ma vieille peur du sommeil. Ça doit être pour ça que c’est en mai 2020 que j’ai, enfin, tenté de la caractériser sur ce blog. Tentative incomplète, billet médiocre, mais tentative quand même.

II parait que Emmanuel Carrère cite ainsi Saint Thomas dans son livre « Yoga », paru en août 2020 :

Si tu fais advenir ce qu’il y a à l’intérieur de toi, ce que tu fais advenir te sauvera.
Si tu ne fais pas advenir ce qu’il y a à l’intérieur de toi, ce que tu n’auras pas fait advenir te tuera.

Tout est là.

Toute mon éducation, rééducation, auto-rééducation, logiciel, système, être, moi, sur-moi – tout est là : étouffer. M’étouffer. Faire taire. Me faire taire.

Faut-il préciser pourquoi ?

Parce que tout ce que je dis, c’est pas bien. Parce que tout ce que je pense, c’est de la merde. Parce que c’est tout pourri dans ma tête.

Parce que tout ce qui sort de moi, c’est, au choix, soit négatif, soit inutile, soit pesant, soit tout ça à la fois. Ça met mal à l’aise, ça n’apporte rien, ça n’intéresse que moi, c’est comme moi, c’est pas bien.

Parce que c’est mieux quand on ne m’entend pas. Parce que ça sera mieux quand je ne serai plus là. Parce qu’il n’y a pas de place pour ce qui sort de moi.

Je le sais bien, parce qu’on me l’a toujours dit. Toujours, toujours, toujours. Tôt ou tard. Tout s’est toujours fini par ce constat. C’est ma faute, toujours. C’est moi, le problème. C’est tout pourri ce qui sort de moi. C’est tout pourri. Il aurait mieux valu que rien ne sorte. Il ne faut pas que ça sorte. Il ne faut pas que ça se voie.

Il vaut mieux étouffer tout ça. Ce qui est à l’intérieur de moi doit y rester.

En tête de son livre « Black Earth », un grand livre qui m’a occupé une grande partie de l’été 2020, Timothy Snyder a placé cette citation de Franz Kafka, datée de 1917 :

Im Kampf zwischen Dir und der Welt, sekundiere der Welt.
In the struggle between you and the world, take the side of the world.
Dans le combat entre toi et le monde, aide le monde.

Quand je suis éveillé, je peux aider le monde.

Quand je suis éveillé, je peux m’étouffer.

Quand je suis endormi, je ne peux pas m’étouffer.

J’ai été égaré par l’idée que, comme des millions de mes semblables, j’ai juste peur de ne pas me réveiller. C’était une erreur. Je n’ai pas peur de mourir pendant mon sommeil. Ou, en tout cas, ce n’est pas la peur principale. Ce n’est pas le moteur principal de ma peur du sommeil. Le moteur principal, c’est la peur qu’une fois endormi, je m’échappe. J’échappe à moi. Je ne m’étouffe plus. Je ne peux plus m’étouffer. Je laisse sortir ce qui ne doit pas sortir.

C’est de ça dont j’ai peur. J’ai peur d’être ce que je ne peux pas être. J’ai peur d’être ce que je ne dois pas être. J’ai peur d’être ce que je n’ai pas le droit d’être. J’ai peur de dire ce que je n’ai pas le droit de dire.

Quand je suis endormi, je ne me contrôle plus. Je ne peux plus essayer de rattraper ce que je suis. Je ne peux plus camoufler. Je ne peux plus négocier, arranger, jongler, repeindre les tâches, arrondir les angles, apaiser les tensions, accommoder les contradictions. Je ne peux plus sauver les apparences.

Quand je suis endormi, je ne peux plus me faire taire. Ça ne veut pas dire que je vais parler, ça veut dire que je ne pourrai pas, le cas échéant, m’empêcher de parler. Devient possible ce qui ne doit pas l’être. Ce que, éveillé, de toutes mes forces, je dois empêcher. Ce que je dois étouffer.

Quand je dors, je peux hurler. Il m’arrive de hurler, de m’entendre hurler. Quand je dors, je peux dire ce qui ne se dit pas. Quand je dors, je peux rêver d’étrangler ce qui m’a étranglé. Je comprends que des gens craquent.

Je n’avais pas tue mon père
Mais je ne me souvenais pas
Ce qu’il me disait de faire
Ou ce qu’il ne disait pas

C’est pour ça que j’ai peur de m’endormir. Quand je ne dors pas, je peux, dans une certaine mesure, repousser tout cela. C’est plus ou moins illusoire, ça marche plus ou moins bien (en fait, ça marche de plus en plus mal), mais c’est possible. C’est à ma portée.

Et c’est toute ma vie au fond. C’est mon projet.

Toute ma vie a consisté essentiellement à m’étouffer. Dans le secret espoir qu’un jour il n’y ait plus rien à étouffer. Que ça s’arrête. Que ça s’arrête enfin.

Bernard Werber a écrit, il y a longtemps (« Les Fourmis », 1991) :

RIEN : Qu’y a-t-il de plus jouissif que de s’arrêter de penser ? Cesser enfin ce flot débordant d’idées plus ou moins utiles ou plus ou moins importantes. S’arrêter de penser ! Comme si on était mort tout en pouvant redevenir vivant. Être le vide. Retourner aux origines suprêmes. N’être même plus que quelqu’un qui ne pense à rien. Être rien. Voilà une noble ambition.

Fred Vargas a écrit, il y a moins longtemps (« Temps Glaciaires », 2015) :

— Au fond, Danglard, pourquoi entassez-vous ces milliards de choses dans votre tête ?
— Mais pour la boucher, commissaire.
— Oui, bien sûr.
La boucher afin qu’il demeure à peine de place pour penser à soi-même. La manœuvre était bonne mais ses résultats très imparfaits.

Bref, j’ai compris.

J’ai compris au moins ça. Je dors un peu mieux, maintenant que j’ai compris ça.

Mais de ça, comme du reste, je ne saurai probablement rien faire.

Je vais juste l’étouffer, comme le reste.

En attendant la prochaine vague.

Bonne nuit.

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Un commentaire pour Le dormeur ne peut pas s’étouffer

  1. Toujours très intéressé par la lecture de ce qui finit régulièrement par sortir ! 🙂

Tous les commentaires seront les bienvenus.