Pas le droit de craquer

Je n’ai pas le droit de craquer.

Je n’ai pas le droit de craquer. Je dois être là. Je dois tenir. Ma fille a besoin de moi. Et il n’y a pas qu’elle. On a besoin de moi. Il faut être là. Il faut bosser. Il faut faire les courses, le ménage, et toutes ces sortes de choses. Les tâches ménagères ne sont pas sans noblesse. Et il n’y a pas qu’elles. La vie, c’est juste une suite de mauvais moments à passer.

Je n’ai pas le droit de craquer. Je n’ai pas le droit de faiblir. Je n’ai pas le droit de ne pas me lever le matin. Je n’ai pas le droit d’avoir besoin de répit. Je n’ai pas le droit de ne pas être là quand on a besoin de moi, aux heures où on a besoin de moi, là où on a besoin de moi. C’est ma raison d’être. C’est pour ça que je suis là. C’est pour ça que je suis encore là, après toutes ces années. C’est pour ça que j’existe encore. C’est ce qui justifie que j’existe. Si je craque, si je deviens inutile, plus rien ne justifiera mon existence.

Plus rien ne s’oppose à la nuit
Rien ne justifie

J’ai à peine le droit d’être malade, de temps en temps. Un petit rhume, admettons ; mais la grippe, ou une infection urinaire, alors là non, non et non, tu l’as fait exprès, tu fais chier. Quant au Covid, va pas nous ramener cette saloperie, si on l’attrape, on saura que c’est à cause de toi. Et ça va faire deux ans que ça dure, « vivre avec » le Covid… Deux ans ! Deux ans comme ça !

Je n’ai pas le droit d’être faible, affaibli, fatigué, las. Secoue-toi un peu ! Tout le monde est fatigué, alors arrête ton cinéma ! Tout ça c’est dans ta tête !

Je n’ai pas le droit d’être triste, d’avoir une sale mine, de faire mauvaise figure. Si c’est quand même le cas, parce que je n’y peux rien, parce que je n’arrive plus à le dissimuler, alors ça peut être vaguement toléré, mais ce n’est pas vraiment accepté. Non mais t’as vu ta gueule ? Il faudrait que je fasse un effort. Il faudrait que je me secoue. Il faudrait que je sois autrement. Je n’ai pas le droit d’être comme ça.

Je n’ai pas le droit d’être triste. Je n’ai pas le droit de pleurer. Malheur à moi si un jour on me voit pleurer ! Et pourtant je pleure, souvent, facilement, surtout ces dernières années, ces derniers trimestres. Je me cache pour pleurer. Je me retiens. C’est parfois horrible. Je sais les heures et les jours et les circonstances les plus vulnérables. Je pourrai faire une longue liste des trucs qui me font pleurer presque à coup sûr. C’est peut-être humain, mais j’ai pas le droit.

Je n’ai pas le droit d’être pas bien. C’est forcément pas vrai. C’est forcément injustifié. Si ça arrive, c’est que je fais semblant, je fais mon cinéma, je fais mon intéressant. Je cherche un moyen de perturber le reste, de polluer l’atmosphère, d’empêcher le monde de tourner en rond. Et puis, on ne me croira pas. Ça me rend fou. On me démontrera que ce n’est pas vrai. On me montrera que c’est juste des épisodes, des crises, des moments, juste des moments à passer, pas grand-chose, presque rien. On me prouvera que j’ai tort. Ce que je dis, ce que je ressens, ce n’est pas vrai. C’est juste dans ma tête. Ça ne compte pas. Ça n’existe pas.

Je n’ai pas le droit d’être pas bien, et je le sais très bien. Aux questions-pièges telles que « ça va ? » et autres « qu’est-ce que t’as ? », je sais que je n’ai le droit de répondre que « ça va ! ». Surtout ne pas dire que ça ne va pas. Jamais ! Surtout ne pas ouvrir le robinet. Ça ne résoudra rien. Ça ne fera qu’aggraver la situation. Il vaut mieux esquiver. Il faut passer à autre chose. Il faut juste attendre que ça passe. Il faut tenir.

Les mots inutiles, sourires illusoires
À leurs questions futiles je réponds au hasard

Je n’ai pas le droit d’être dépressif. La dépression, ce n’est pas une vraie maladie. Il ne faut pas que ça se voie. Et puis, je le sais bien, je l’ai même écrit, les dépressifs, je sais ce qu’on leur fait : les dépressifs, on les tue – ou on fait en sorte qu’ils se tuent, ce qui revient au même. Et je ne veux pas mourir. C’est aussi simple que ça : je ne veux pas mourir. Je ne veux pas mourir parce qu’il y a des gens qui m’aiment, parce que l’amour existe, parce que les asymptotes et les palindromes existent, parce que la vie n’est pas finie. Das Leben ist zeitlos.

Je n’ai pas le droit d’être dépressif. Je le sais bien, mais je n’ai pas le droit. Alors je ne le dis pas. Alors je ne dis même pas que je vois un « psy ». Je ne peux pas le dire. Ce serait un aveu. Un aveu de faiblesse. Un aveu de discrédit. Un discrédit. Un exil. Ce serait le début de la fin. Ce serait irréversible. Je le sais bien, je l’ai même écrit : les dépressifs, on ne les écoute pas, on les écoute encore moins que les autres, ils sont à part, on sait qu’on n’a pas plus besoin de leur prêter attention, ce qui est une manière comme une autre de les tuer.

Je n’ai pas le droit d’être dépressif. Je n’ose même pas imaginer ce qui se passera si, un jour, je me retrouve avec un arrêt-maladie en bonne et due forme. Les médicaments, ça peut se prendre en cachette. Mais un arrêt-maladie, non. C’est inimaginable. Ce serait un choc. Un scandale. Une honte. Une honte !

Je n’ai pas le droit de craquer.

Je dois être là.

Je dois essayer d’être ce qu’on attend de moi. Disponible. Conforme. Available. Compliant.

Je n’ai pas le droit de craquer. Ça ne peut pas arriver. Ça n’est pas imaginable. Ça n’est pas pensable. Ça n’arrivera pas. Ça n’est jamais arrivé. Ça ne peut pas arriver. C’est comme ça.

Je n’ai pas le droit de craquer, tant que ma fille est là, tant que ma fille a besoin de moi. Je dois être là pour elle. Je ne peux aller nulle part tant qu’elle a besoin de moi. Je dois être là. Je suis là. Je serai là.

T’es du parti des perdants
Consciemment, viscéralement
Et tu regardes en bas mais tu tomberas pas
Tant qu’on aura besoin de toi

Je suis fatigué.

Bonne nuit.

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10 commentaires pour Pas le droit de craquer

  1. Anonyme dit :

    pareil, mais je Trouve de Hautes Compensations, et tous les soirs sont des fêtes.

    Tiens bon. Peut être qu’un jour tu oseras tout balancer et essayer d’aimer la vie 🙂

    Elle a quel age la ptiote ?

  2. Le Monolecte dit :

    Bien sûr que tu as tous les droits, à commencer par ressentir ce que tu ressens, à être ce que tu es et à exiger aussi des autres qu’ils en prennent fidèlement leur part. L’amour, ce n’est pas à sens unique, l’entraide, la compassion, le soutien, rien de tout cela n’est dû ou exigible, ce sont des choses à partager. Les bons moments comme les mauvais.
    Nier ce droit fondamental à quiconque est cruel… se le nier à soi-même…

    C’est une impasse.
    Serrer les poings et penser que ça va tenir, c’est de la pensée magique.
    Gérer une dépression au long cours n’est pas une question de volonté, c’est même précisément l’inverse : c’est accepter qu’il y a des moments sans jus, accepter qu’on y est totalement impuissant et que c’est le moment de passer le relai.

    Je crois (je ne suis pas sure, je ne le vois pas de l’intérieur) qu’il est difficile dans la dépression de ne pas se mentir, de ne pas faire semblant… mais c’est une absolue nécessité.

    Je me souviens du moment où j’ai compris pour monsieur Monolecte, où j’ai mis un mot sur tous ces jours « sans », ces « coups de mou » et tout ce que l,entourage se raconte pour ne pas voir, non plus. C’était tellement évident, pourtant. Je lui dis qu’il faut tout arrêter, tout laisser tomber, tout de suite, et que je l’amène tout de suite chez le toubib, parce que c’est une urgence absolue.

    « Mais non, ce n’est pas possible, vous avez besoin de moi, on ne peut pas y arriver…
    — Si on continue comme ça, tu vas crever et c’est tout. Et ça, ça ne va aider personne. Alors, on fonce tout de suite et on se démerdera. »

    Et oui, toute notre vie a changé, tout a été repensé. Mais tout a aussi été posé sur la table. Le travail a été fait par tout le monde. Lui, le psy. De mon côté aussi : apprendre, comprendre la réalité de cette maladie, accepter que c’est une maladie, qu’elle est foutrement longue, souvent, mortelle, parfois. Que comme n’importe quelle grosse et longue maladie, elle change la vie de toute la famille et qu’il faut affronter ça ensemble (et personne n’a dit que ça allait être facile). Repartir à zéro, surtout niquer les tonnes de préjugés stupides sur la dépression. En parler. Autour. Souvent (mais pas tout le temps). Débunker les amis, les proches. Envoyer se faire cuire le cul à ceux qui sortent les vieux clichtons pourris (« faut se secouer… pas s’écouter… gna, gna, gna »). Devenir soi-même aidant·e. Expliquer clairement les choses à notre fille sans rien éluder mais sans sombrer dans le pathos. Accepter que, nous aussi, on n’est pas inépuisables et qu’on peut avoir besoin de souffler. Devenir tous super bons dans l’art de se serrer les coudes. Savoir qu’on a aussi résisté à ça. Regarder tout le chemin parcouru depuis ces dernières années. Savourer chaque victoire.

  3. Pourquoi tu n’as pas le droit ?

  4. Anonyme dit :

    c’est aussi une très belle lettre d’amour à votre fille ce texte.

  5. Aude dit :

    Bon courage ! Et pas de honte à avoir, ça arrive aux meilleurs…

  6. Dorian dit :

    Je vous lis depuis plusieurs années, sans jamais avoir déposé le moindre commentaire. Je le fais aujourd’hui parce que votre “histoire” ressemble terriblement à la mienne. Moi aussi, je suis né dans les années 70, je bosse depuis plus de vingt ans dans l’informatique, je suis en couple (sans enfant pour ma part), je gagne plutôt bien ma vie et… je suis atteint de dépression depuis des années, probablement plus d’une dizaine, même si j’ai du mal à déterminer clairement quand “ça” a commencé.

    J’ai passé toutes ces années à jouer un rôle de composition, à faire semblant, à être ce qu’on voulait que je sois, à taire le vide abyssal dans lequel je m’enfonçais lentement mais sûrement. A un moment, j’ai même cru que je parviendrai à m’y habituer, à “vivre avec”, à donner le change bon an mal an. Jusqu’au 5 janvier dernier.

    Ce jour-là, je me suis installé devant mes écrans comme tous les matins. J’ai ouvert ma messagerie Outlook et j’ai commencé à lire mes nouveaux mails. Au bout de dix minutes, je me suis rendu compte que je ne retenais pas ce que je lisais. Les mots défilaient devant mes yeux mais aucun ne “s’imprimait” dans mon cerveau, comme si quelque chose était débranché entre mes deux oreilles. Et puis très vite, les larmes se sont mises à couler toutes seules sur mes joues, abondantes, lourdes comme des grêlons, sans que je puisse retenir quoi que ce soit. J’assistais, impuissant, à mon effondrement intérieur. L’orage a duré 30 minutes. A la fin, j’étais vidé. Pas soulagé, non. Vidé. Creux. Sans substance. Mort en dedans. Je suis sorti sur le balcon, et je me suis dit “maintenant, vas-y, saute”. Mais je ne voulais pas mourir, moi non plus.

    Médecin, psychiatre, antidépresseur, somnifères. Je suis arrêté depuis cette date. J’ignore quand je pourrai retourner travailler, ni même si je retravaillerai un jour. Je ne vais vous dire que ça va mieux parce que ce n’est pas encore le cas. Parce que je ne suis même pas certain de vouloir aller mieux. Parce que je ne sais plus du tout ce que je veux, et ce depuis des années. J’ai le sentiment de ne même plus savoir qui je suis. Je me réveil déçu et me couche sans espoir. Je fais les choses parce qu’elles s’imposent. Jamais par envie. J’ai longtemps cru que c’était mon caractère, qu’il n’y avait rien à faire, que je mourrai comme ça. Mais on m’a expliqué que c’était une maladie, que je n’étais pas ma dépression, qu’il était possible d’en guérir mais que ce serait long et difficile. Comme un con, je culpabilise pourtant d’être arrêté, de vivre sur le dos de la sécu, d’être un parasite, un anormal, un tire-au-flanc, un raté. Oui, ce sera long.

    Ce que Le Monolecte vous a écrit un peu plus haut est d’une justesse saisissante : tenir bon, maintenir le cap et serrer les dents, c’est effectivement de la pensée magique, vous ne tiendrez pas longtemps, croyez-moi. Aidez-vous. Si vous ne le faites pas pour vous, faites-le pour votre fille. Vous avez parfaitement le droit d’aller mal, d’en avoir marre, de vouloir vous reposer, de prendre du temps pour vous. C’est ce que j’apprends à faire chaque jour depuis presque un mois, c’est pas de la tarte, mais je m’accroche.

    Désolé, c’est long et décousu. J’espère avoir encore longtemps le plaisir de vous lire, ce sera bon signe, pour vous comme pour moi.

  7. Ping : Coûte que coûte….

  8. Et comme tu dis il y a des gens qui t’aiment…. Des gens qui te lisent, ne laissent pas tjs de commentaires, mais pensent à toi….. Souvent dans le silence…. Prends soin de toi.

  9. Miss Zen dit :

    Quel texte ! Tu parles, tu exprimes ce que tant d’entre nous ressentent. Je le ressens pour d’autres raisons certainement. Mais c’est en moi et parfois j’ai 500 kilos sur le coeur. Quand je te lis, ça va un peu mieux…. Merci

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