Au milieu du monde

Je suis toujours là. Je suis encore là.

Par parenthèse, j’ai eu le Covid-19 en ce beau printemps 2022. C’était violent, mais je ne pense pas avoir gardé de séquelles. J’ai eu de la chance. J’ai donc un « schéma vaccinal » à jour : Pfizer – Pfizer – Moderna – Omicron. Youpi.

L’autre jour, ma thérapeute m’a demandé, après m’avoir laissé achever un long monologue : Et vous ? Vous êtes où dans tout ça ?

J’ai répondu, sans réfléchir : Au milieu du monde.

J’ai répondu cela en pensant à Michel Houellebecq. Ces jours-là, j’écoutais avec plusieurs mois de retard les podcasts « hors-série » de « Le Masque et la Plume » consacrés aux romans de Michel Houellebecq. Ces romans, je les ai tous lus, ces podcasts ont ainsi été pour moi une sorte de révision générale.

Je les ai tous lus, jusqu’à « Sérotonine » qui ne m’a pas plu, je ne saurai expliquer pourquoi. J’ai décidé que je ne lirai pas « Anéantir ». En tout cas, pas tout de suite. Je ne suis pas en état. Depuis l’été dernier, je ne lis plus grand-chose, hélas. Ça reviendra. Je suis encore là.

J’ai donné sur ce blog en 2015 mon avis sur « Soumission », en des temps plus inspirés.

J’avais aussi publié en 2017 un petit compte-rendu de son premier livre, qui n’était pas un roman, une biographie de Lovecraft intitulée « Contre le monde, contre la vie ». Contre le monde ?

J’ai probablement souvent évoqué sur ce blog « Les Particules Élémentaires », le premier roman de Michel Houellebecq que j’ai lu, et celui qui m’a le plus marqué.

J’ai depuis le début – c’est-à-dire depuis les années 1990s – toutes sortes de raisons de m’intéresser à Michel Houellebecq, et de m’identifier à la plupart de ses personnages principaux : ingénieur, cadre moyen, médiocre, lâche, ordinaire, informaticien, en région parisienne, et tutti quanti.

Il me semble que « Au milieu du monde » était le sous-titre de certains des premiers romans de Michel Houellebecq, ou quelque chose comme ça. Au moins de « Plateforme », je crois. Les podcasts ne disent rien de ce détail. Ça n’a pas d’importance.

Et pourtant, ces quatre mots, « Au milieu du monde », ils résonnent, dans ma tête.

Au milieu du monde… Anywhere, somewhere, nowhere…

Au milieu du monde, on peut imaginer donner à cette expression un sens géographique. J’adore la géographie. Les podcasts rappellent que, pendant des années, Michel Houellebecq avait choisi d’aller vivre dans un coin d’Irlande rurale, à la périphérie de l’Europe, loin de la France. À la fin de « La Carte et le Territoire », le personnage se retire dans la Creuse, bien à l’écart du monde, à l’écart du bruit et de l’agitation. Ça fait rêver : fuir à l’écart du monde, en Irlande ou dans la Creuse, en Islande ou dans la Meuse, au Groenland ou en Bohême. Ça fait tellement rêver, la fuite. J’ai vu cet hiver « Mon oncle d’Amérique », film oublié vulgarisant les thèses d’Henri Laborit, auteur oublié de l’ « Éloge de la fuite ». J’ai trouvé que c’était un film triste. Et je ne suis pas sûr d’avoir bien compris le message.

Se révolter, c’est courir à sa perte, car la révolte, si elle se réalise en groupe, retrouve aussitôt une échelle hiérarchique de soumission à l’intérieur du groupe, et la révolte, seule, aboutit rapidement à la soumission du révolté… Il ne reste plus que la fuite.

En attendant, comme les autres personnages déprimés de Michel Houellebecq, je reste dans mon coin de banlieue parisienne, dont je ne suis plus guère sorti depuis mars 2020. Y a encore des gens que ça fait rêver, l’Île-de-France ? À quoi bon habiter en région parisienne et ne presque jamais aller à Paris ?

La cage est dorée, mais c’est une cage. Je suis au milieu du monde, au carrefour de toutes sortes d’axes de communication, de réseaux de distribution et de moyens de transport. Je suis au milieu du monde, dans un tas de béton incluant une dizaine de millions d’êtres humains, je ne sais combien de milliards d’animaux domestiques et de moteurs à explosion et de kilomètres de câbles électriques, de canalisations et de fibres optiques. Je suis au milieu du monde, mais je suis hors du monde. Je suis dans le monde sans y être, sans en être, sans être.

En Pologne, c’est-à-dire nulle part.

Au milieu du monde… Un pas, deux pas, là-bas…

Au milieu du monde, ça pourrait aussi être une définition de ce qu’on appelait jadis – au temps de premiers romans et de la carrière professionnelle de Michel Houellebecq – l’informatique. Aujourd’hui on dit le numérique, et c’est partout, tout le temps, les écrans, les logiciels, leurs bugs et leurs upgrades, les engins du diable plus ou moins camouflés ont tout envahi, tout dévoré, tout rempli, tout n’est plus qu’intermédiations numériques ; et comme quelques autres chanceux, j’en vis encore un peu.

Dans une interview peu connue en 2010, Bjarne Stroutstrup, inventeur, pour faire court, du C++ en 1985, a écrit :

When done well, software is invisible.
Quand il est bien fait, le logiciel est invisible.

Dans un article immensément célèbre en 2011, Mark Andreessen, inventeur, pour faire court, du navigateur Web grand public en 1994, a écrit :

Software is eating the world.
Le logiciel est en train de manger le monde.

Le logiciel, le numérique, l’informatique – un cancer invisible qui dévore le monde de l’intérieur, et je suis une des cellules de ce cancer, au milieu du monde. Il n’y a vraiment pas de quoi être fier. J’espère qu’il existe une catégorie d’enfer spécialisée pour tout ceux qui ont participé, de près ou de loin, à cette monstruosité.

Au milieu du monde… Et vice-versa…

Au milieu du monde, seul mais pas seul. Seul dans ma tête, mais pas vraiment seul, puisque j’ai une famille dont je m’occupe, et du boulot par-dessus la tête. C’est épuisant de sauver les apparences, mais ça occupe.

Au milieu du monde, rien mais pas rien. Je n’ai pas « réussi », mais je suis un « privilégié ». Je ne sais pas si je « mérite » ce que j’ai, mais je sais que je ne manque de rien.

Au milieu du monde, vivant mais pas vivant. Parfois amené à contempler le spectacle de la vie. La vie qui ne s’est jamais arrêtée, la vie qui a toujours coulé autour de moi. Like a river around a rock. Comme une rivière autour d’un rocher. Comme un torrent plein d’énergie et de vivacité.

Au milieu du monde, la vie coule sur moi comme sur un tissu imperméable. Tout glisse et je reste sec. Imperméable. Inculte. Impuissant. Et toujours ce constat : la vie, c’est pas fait pour moi.

We’re flying high
We’re watching the world pass us by
Never want to come down
Never want to put my feet back down on the ground

Au milieu du monde, la tête trop pleine et en vain. La tête trop pleine de tout ce que je garde pour moi, tout ce que je dois garder pour moi, tout ce qui ne doit pas se voir. Parce que ça ne se dit. Parce qu’il n’y a pas de place pour ça. Parce que c’est juste pas possible.

Au milieu du monde… À quoi bon ?

Où voulez-vous aller ? m’a demandé ma thérapeute.

Who you wanna be?

Je suis tellement habitué à considérer que ce que je veux n’a aucune importance. Ce qui importe, c’est ce qui est possible, ce qui est réaliste, ce qui est nécessaire, ce qui est prioritaire –  donc pas moi. Moi, c’est pas important. Ce que je veux, ça ne compte pas. C’est pas ma vie. Il faut s’adapter. Il faut sauver les apparences. Il ne faut pas ajouter du malheur au malheur. Les femmes et les enfants d’abord. Tant pis pour moi. C’est pas grave.

Je n’ai pas le droit de craquer, alors je ne craquerai pas.

Où voulez-vous aller ?

Je suis encore là. Je suis toujours là.

Bonne nuit.

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Un commentaire pour Au milieu du monde

  1. Un bon bouquin de SF pour se remettre à lire : « Le Magicien Quantique » de Derek Künsken.

Tous les commentaires seront les bienvenus.