C’est mieux que le monde ne me ressemble pas

Billet improvisé et écrit (presque) d’une traite

C’est probablement mieux que le monde ne me ressemble pas.

Je suis arrivé à ce constat, il y a quelques jours.

« Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose », avait écrit Albert Camus au lendemain d’Hiroshima.

Le monde est ce qu’il est. Les gens sont ce qu’ils sont. Ce sont mes semblables, mes frères, et pourtant je ressens tellement parfois que je ne suis pas comme eux, hélas.

Le monde est ce qu’il est. La plupart des vieilles religions indiquent que leur dieu a créé le monde à son image. Les athées modernes font plutôt remarquer que ce sont les hommes qui ont créé des dieux à leur image.

Entendons-nous bien : je suis un piètre philosophe. Je n’entends presque rien à la théologie – et à la plupart des pans de la philosophie d’ailleurs. Je ne suis qu’un ingénieur informaticien en banlieue parisienne, c’est-à-dire peu de choses. J’ai lu des choses que je n’ai pas forcément bien comprises sur le narcissisme, la rivalité mimétique et bien d’autres concepts encore sur les rapports du sujet à lui-même. Mais ce n’est pas mon sujet.

Mon sujet, je le crains, c’est moi.

J’ai constaté depuis longtemps que le monde ne me ressemble pas. Que la majorité de mes contemporains ne me ressemblent pas.

J’ai essayé de lutter contre cette situation, dans les deux sens – d’une part en me disant que je pourrai peut-être avoir une sorte d’influence bénéfique sur mon monde et sur mes proches ; d’autre part en essayant d’être un peu plus normal et acceptable. Ça n’a pas vraiment marché.

J’ai déploré cette situation. J’ai depuis longtemps abandonné toute espèce de prétention à être meilleur ou pire que ce qui m’entoure, et autres jugements moraux ineptes.

Mais récemment, je me suis surpris au constat, qui donne son titre à ce billet : c’est peut-être mieux comme ça. C’est peut-être mieux que le monde ne me ressemble pas.

J’y ai repensé en mettant en forme le précédent billet, en considérant mon incapacité pathologique à me projeter, à m’imposer, à exister.

J’y ai repensé en observant des personnes plus jeunes, des proches, des jeunes adultes, en train de débuter dans la vie, en train de faire leur vie, comme on dit. Des gens capables de se projeter, d’aller de l’avant, de tourner des pages. Des gens avec des envies, des désirs, des projets. Toutes sortes de choses dont je suis à peu près incapable. Je ne sais que m’adapter, je ne sais pas me projeter : c’est mieux que le monde ne me ressemble pas. C’est mieux.

J’y ai repensé à l’heure de la pause de midi, depuis que j’ai recommencé à déjeuner avec des collègues — c’est arrivé juste trois fois en ce mois de mars 2022, c’est déjà pas si mal. Je les écoute, je les observe, je ne me reconnais pas, et je me dis que c’est mieux ainsi, c’est sûrement mieux ainsi. Si je ne me retenais pas, je le leur dirai, à eux ou à d’autres d’ailleurs : ne soyez pas comme moi. Ne faites pas comme moi. Ne ratez pas votre vie. Mais je ne dis rien, et je me contente d’essayer de leur sourire.

J’y ai repensé en accompagnant une jeune adulte dans le monde merveilleux d’un magasin Ikea – j’avais l’air malin, en ce mois de mars 2022, seul avec mon masque FFP2 au milieu de centaines de promeneurs du dimanche libérés infectés. Un magasin Ikea, un show-room comme on dit maintenant, c’est conçu pour des gens ordinaires, des gens qui ont envie de se projeter, de construire leur « chez-moi », de construire leur petit monde à leur image. C’est fait pour donner des envies, des idées, des projets. C’est magnifiquement manipulateur, c’est prodigieusement commercial, les Suédois sont décidément très forts, mais ce n’est pas que ça. Ca correspond à des envies légitimes, des besoins réels. C’est pour les vivants. Et leur truc, aux Suédois, l’autre jour, c’était chouette, mais c’était vraiment pas pour moi.

Heureusement, je suis minoritaire. Heureusement que tout le monde ne me ressemble pas. Heureusement, le monde est rempli de gens qui se projettent, qui existent, qui vivent, qui ont envie de vivre. Un monde peuplé de gens comme moi serait affreux.

La première fois que j’ai vraiment commencé à cristalliser qu’il vaut mieux ne pas me ressembler, c’est en pensant à ma fille.

Il parait que la plupart des parents projettent leurs idées et leurs envies et toutes sortes de choses sur leurs enfants. C’est probablement humain, simplement humain. Il parait que la plupart des parents veulent, en somme, que leurs enfants soient à leur image – ou des variantes, telles que : soient à leur image, en mieux – en mieux, évidement, toujours plus, citius, altius, fortius et tout le bazar. Moi pas. I would prefer not to. Moi, je ne veux surtout pas que ma fille me ressemble.

Je ne veux pas que ma fille me ressemble. C’est un cri du cœur. Parce que je ne veux pas que ma fille soit malheureuse. Je ne veux pas qu’elle soit triste. Je ne veux pas qu’elle rate sa vie, qu’elle se fâche inutilement avec les uns et les autres, qu’elle grandisse percluse de hontes, de remords, de regrets, et de toutes ces sortes de choses. Je ne veux pas pas que ça soit tout pourri dans sa tête.

J’hésite toujours à qualifier la petite bête qui me ronge de « dépression au long-cours » ou « dysthymie », ou autres termes techniques. Tout ce que je sais, c’est que je n’en suis pas sorti. Je ne sais pas quand ça a commencé, je crains que ça ne finisse jamais. Je me résigne à ne plus espérer que des rémissions, des asymptotes, des palindromes. Je ne veux pas ça pour ma fille.

Je ne veux pas que ma fille me ressemble, et si je croyais aux prières, je prierai pour ne pas l’avoir contaminée. Je ne sais pas si c’est contagieux. Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que je ne veux pas ça pour elle. Ni pour personne d’autre. Je ne veux pas ma fille soit malheureuse.

Je ne sais pas depuis combien de temps je traîne la petite bête. Certainement depuis des décennies, probablement depuis toujours. Je ne sais pas à quel point elle m’a empêché de voir la vie, le monde, les gens comme ils sont. Je mesure un peu plus au fil des années à quel point cette saleté aura faussé mon regard. Elle ne rend pas aveugle, non, ce serait bien trop simple. Elle tord les angles et les perspectives. Elle imbibe tout, elle colore tout, elle altère tout, elle sape tout. Elle sabote.

Parfois un pan du décor se déchire. Parfois une averse nettoie les couleurs. Parfois l’image se redresse. Alors fugitivement je vois les choses différemment, complètement différemment. Je sens les choses différemment, moins lourdes, moins pesantes, moins tristes, plus légères, plus gaies. Ça dure rarement longtemps, et les voiles, les encres, les poids reprennent le dessus. Le gris, le flou, le pesant. Le pénible. Le douloureux.

Dans ces moments-là, je vois tout différemment, moi et le monde. Je me dis qu’il n’y avait aucune fatalité, que j’aurais pu être normal, que j’aurais pu savoir me projeter, que la vie aurait pu être pour moi aussi, etc, etc, etc. C’est beau, la vie. Et puis ça retombe, les troubles de la vision et de tout le reste reviennent. Je retombe en enfer.

Mais le monde, pourtant, malgré tout (et il y a tant à dire derrière ce « malgré tout »), n’est pas l’enfer. Ni l’enfer, ni le paradis ; ni blanc, ni noir ; juste des millions de nuances de gris et de couleurs.

Le monde est ce qu’il est, peut-être peu de choses, mais il est vivant. Il avance. Il vibrionne. Il est bruyant, il est sale, il est malodorant, il est toutes sortes de choses, mais il est vivant.

Et moi, comme Joe Chip dans Ubik, je contemple ces messages mystérieux du monde extérieur, qui me disent : « Je suis vivant et vous êtes mort. » Je contemple les autres, je contemple le monde, je contemple le spectacle de la vie. Ils vivent, vraiment, pleinement, et moi je ne vis pas vraiment. C’est comme ça. C’est triste, mais c’est comme ça. Tant mieux pour eux. Tant pis pour moi. C’est mieux qu’ils ne me ressemblent pas.

Je ne veux pas mourir. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir.

Je suis comme je suis. Je ne sais pas ce que j’y peux. Je suis négatif, je sais. J’aurais sûrement adoré être autrement, mais je ne peux pas. Je ne peux pas être un autre.

Alors, en attendant, c’est mieux que le monde ne me ressemble pas.

Bonne nuit.

Cet article, publié dans Uncategorized, est tagué , , , , , , , , , , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

3 commentaires pour C’est mieux que le monde ne me ressemble pas

  1. Louis Saint-Rose dit :

    C’est beau comme du Pessoa. C’est juste comme du Camus.

  2. Axel dit :

    Et si au contraire vous étiez le seul à être vivant quand tous les autres sont aliénés à un système marchand et ultra-libéral qui fabrique leur consentement ? Restez comme vous êtes, vous êtes éveillé, et c’est rare dans notre monde. C’est douloureux d’être vivant, tellement plus confortable d’être aliéné.

    • C’est gentil, mais je ne crois pas.
      Je ne suis ni le seul à être éveillé, ni le seul à être aliéné, ni le seul à souffrir…
      Par contre, il est grand-temps de relire « Ubik » de Philip K. Dick — l’avez-vous lu ?
      De grosses allusions dans les premiers épisodes de l’excellente série « WandaVision ».

Tous les commentaires seront les bienvenus.