Ne plus cacher

Le vertige est là depuis longtemps, mais c’est dans la salle d’attente du médecin du travail, début octobre, qu’il m’a frappé le plus clairement. Première visite chez un médecin du travail depuis presque exactement cinq ans. Cinq ans…

Parenthèse : Il fut un temps où la visite chez le médecin du travail, c’était tous les ans. Ou tous les deux ans. Il fut aussi un temps où il y avait dans ce pays, pêle-mêle, des CHSCTs, des politiques de santé publique, des politiques de prévention, l’ambition d’améliorer l’espérance de vie et la qualité de la vie, et toutes ces sortes de choses. Ce temps est décidément révolu. Le slogan non-officiel du régime c’est désormais : « Mort aux faibles ! » — sa déclinaison presque officielle est : « Soyez résilients et fermez vos gueules, bande de cons ! » Fin de la parenthèse.

J’ai réalisé que c’était il y a presque exactement cinq ans que j’avais écrit ce qui restera comme le billet le plus lu de ce triste blog : « Il ne faut pas que ça se voie. »

Cinq ans…

Que s’est-il passé ces cinq dernières années ? m’a demandé le médecin, pour faire connaissance. En matière de santé ? J’ai vieilli – évidemment. J’ai perdu un tiers de ma masse corporelle – et ça c’était moins évident. Il parait que j’ai un cœur de cycliste – l’examen l’a confirmé. Bref, ma santé physique est plutôt bonne. Ma santé mentale, c’est autre chose. Mais ça, il ne faut pas que ça se voie.

Je ne me souviens pas jusqu’où est allée ma confession au médecin du travail. Je ne sais même pas combien de temps ça a duré. À la fin, on a reparlé de ma sollicitation première : des conseils pour mieux utiliser mes verres progressifs dans le travail sur écran.

Je ne me souviens pas jusqu’où est allée ce début de confession improvisée. Je sais que je n’ai rien caché de ma conviction d’être dépressif, chronique, récurrent et résigné. Habitué, tristement habitué. Mais toujours décidé à le cacher.

Je me suis fait à l’idée que je ne guérirai jamais de la dépression – pour ce que signifient les mots « guérir » et « dépression ». Je me suis fait à l’idée que je devrai toujours vivre avec ça, avec cette petite bête, à des degrés divers. Je me suis fait à l’idée que je ne peux espérer que quelques miettes, quelques bugs, quelques asymptotes. Il y en a.

Je réalise que je suis un miraculé. Ça fait vingt ans, trente ans, peut-être plus, que je vis avec ça. Que je vis malgré ça. Il faut encore que je tienne quelques années, trois ans, peut-être cinq ans : mais que pèsent trois ou cinq années à l’échelle de ce que j’ai déjà tenu ? Je ne sais pas si j’ai fait le plus dur, mais j’ai probablement fait le plus long.

N’eût-il pas mieux valu que rien de tout ça n’arrive ? Autrement dit : n’eût-il pas mieux valu que ma vie se soit arrêtée il y a bien longtemps ? La question est futile, mais elle me ronge. Je me la pose souvent. Je n’y pense d’ailleurs pas qu’en mode interrogatif. C’est en général affirmatif : il eût mieux valu que je n’existe pas. Mais le fait est que j’existe. Et les faits sont têtus, ne l’oublions pas.

Est-ce que ça aurait pu être différent ? Je n’en sais rien, et là aussi la question est futile. Et elle me ronge, elle aussi. Mais elle est futile. On ne refera rien du tout, on ne corrigera rien du tout, on oubliera et puis c’est tout. If I only could

Alors peut-être qu’il est temps de ne plus me cacher.

Arrêter de me cacher. Arrêter de cacher toutes sortes de choses.

Arrêter de faire semblant. Arrêter de m’épuiser à faire semblant.

Arrêter de cacher, arrêter de me cacher derrière l’idée qu’il vaudrait mieux que ça ne se voie pas. Ça se voit déjà beaucoup, tellement, ici et là. Ça se voit. Ça se devine. Ça se sent. Alors pourquoi cacher ?

Arrêter de cacher tout ce qui ne va pas. Tout ce qui ne va plus. Tout ce qui est mort, et ne repartira pas au printemps.

Arrêter de m’épuiser à faire marcher ce qui ne peut pas marcher.

Arrêter de m’épuiser à porter ce qui est trop lourd pour moi.

Arrêter d’ajouter à la honte, la honte de la honte – puis la honte de la honte de la honte. Arrêter d’empiler les couches et les surcouches, les évitements et les contournements, les compromis et les compromissions.

Arrêter, juste arrêter.

Ne plus cacher. Ne plus lutter. Ne plus pleurer.

Dire, avouer, confesser, reconnaître. Ou juste laisser voir, laisser faire, laisser aller, laisser couler.

Est-ce que c’est ça que ça voudrait dire, la fameuse injonction que j’ai tellement entendue : « Lâcher prise » ?

Je ne sais même plus très bien au fond ce que je cache. Souvent je crois que je cache des choses qui elles-mêmes n’ont été mises en place que pour en cacher d’autres, antérieures, préexistantes, et peut-être aujourd’hui périmées ou oubliées – à supposer que jadis elles eussent été réelles. Les couches, les surcouches, et les surcouches des surcouches. Des strates, encore des strates, toujours des strates.

Je ne sais même pas, dans la plupart des cas, pourquoi j’ai honte. Pourquoi je ne veux pas que ça se voie. Pourquoi je ne veux pas que ça se sache. Je ne sais plus.

J’ai bien compris qu’il est trop tard, pour moi. La confiance en soi, l’estime de soi, l’affirmation de soi, sans parler de l’amour de soi, tout ça c’est quand on est jeune que ça se travaille, que ça se construit, que ça se prépare. J’ai survécu sans. J’ai tenu sans. Peut-être pourrais-je en être fier, si je n’étais si las. En tout cas, je vis sans, et je vivrai toujours sans. C’est trop tard. Alors pourquoi me cacher ? Puisque je vis sans ces armatures, pourquoi ne pas essayer de vivre aussi sans les carapaces ?

Pourquoi je cache toute ma tristesse et toutes mes hontes ?

Pourquoi je cache que je suis une thérapie ?

Pourquoi je cache que je ne veux plus ?

Pourquoi je cache que j’ai parfois des pensées suicidaires – en général différées à « quand on n’aura plus besoin de moi » ?

Pourquoi je cache que je n’aime pas le travail que je fais, même si je le fais du mieux que je peux, même si j’y consacre beaucoup trop de temps hebdomadaire ces derniers mois, même si jamais depuis sept ans je ne me suis senti autant pertinent, même si je m’y noie ? Pourquoi ai-je peur de le perdre ? Pourquoi suis-je persuadé que je ne peux rien faire d’autre ? Pourquoi ai-je honte d’être un raté ? Pourquoi je cache ?

Perdu pour perdu, qu’est-ce que j’ai à perdre ?

Vous avez le droit de garder le silence, mais tout ce que vous direz pourra et sera retenu contre vous devant un tribunal.

Quel est le tribunal intime, interne, obscur et implacable, dont j’ai peur ?

Ça fait tellement longtemps que je lutte.

Ça fait tellement longtemps que je surnage.

Ça fait tellement longtemps que je m’épuise, à sauver les apparences, à tenir la baraque, à être là pour celles et ceux qui ont besoin de moi, à tenir tout ce qu’il faut tenir, à tenir pour tenir, à m’adapter, à m’adapter à tout et n’importe quoi, à m’adapter pour m’adapter

Ça fait tellement de choses auxquelles je me suis adapté, auxquelles je me suis habitué, auxquelles je me suis conformé ; alors que je n’aurai pas dû, jamais, jamais, jamais.

Ça fait tellement de choses qui sont devenues à l’usure une part de moi ; que je ne sais plus vraiment ce qui est moi et ce qui est juste issu d’une adaptation, d’une dissimulation, d’un simulacre.

Qu’est-ce qu’il reste de moi ?

Qu’est-ce qu’il restait de moi il y a cinq ans ? Un peu plus, peut-être.

Qu’est-ce qu’il restera de moi dans cinq ans ? Pas grand-chose, probablement.

Alors peut-être est-il grand temps de ne plus cacher.

Ne plus pleurer, rester là
À se demander pourquoi
N’exister, que pour toi
T’aimer jusqu’au dernier combat

Bonne nuit.

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3 commentaires pour Ne plus cacher

  1. Je te lis encore et toujours depuis….. 5 ans je crois à peu près….. Donne moi de tes nouvelles un peu moins informelles….

  2. Claude dit :

    Pourquoi se cacher ?
    Dans un cadre professionnel, c’est un devoir… Chaque travailleur est obligé de procéder de cette manière.
    Mais, dans la vie privée, pourquoi le faire ? En rajouter une couche ? Nous sommes comme nous sommes. Nous avons assez combattu, je me suis assez battu, vous vous êtes assez battu ! Il est temps de se reposer.
    Et puis, pourquoi cette honte d’avoir des neurotransmetteurs en déséquilibre ? Pourquoi cette honte d’avoir des neurones qui ne font pas bien leur travail ? Pourquoi cette honte de n’avoir qu’une seule jambe qui fonctionne, de n’avoir qu’un bras ? Non, il ne faut pas cacher ce qui ne se voit pas, puisque la « chose » existe !
    Nous sommes ce que nous sommes, ni meilleurs, ni pires que les autres !
    Nous avons, mon frère, assez combattu, toi et moi ! Nous avons eu cet énorme courage de le faire, contre vents et marais ! Cela suffit !
    Quant à ceux qui ont la stupidité de nous juger, qu’ils aillent s’arranger avec leurs défauts de construction.
    Dites-vous « merci ! » à vous-même ! Dites-vous les mots que l’on dit à celui ou celle que l’on aime, parce que c’est… lui ou elle, tout simplement ! Avec ses défauts, avec ses qualités… Rien n’est parfait en ce monde mon ami !
    Pleure tant que tu le peux et n’en aie pas honte… Chaque être en ce monde le fait !
    Je t,aime, mon ami !

  3. Sylvain dit :

    Ce n’est que 20 minutes après vous avoir lu que je réalise que vous écrivez de la fiction finalement peut-être. C’est bluffant.
    C’est toujours autant magique ces mots, qu’est qui est réel, qu’est-ce qui ne l’est pas ?
    Dans le ressentie lié à la réflexion, où est la différence ?

    « Je ne sais même plus très bien au fond ce que je cache. Souvent je crois que je cache des choses qui elles-mêmes n’ont été mises en place que pour en cacher d’autres, antérieures, préexistantes, et peut-être aujourd’hui périmées ou oubliées – à supposer que jadis elles eussent été réelles. Les couches, les surcouches, et les surcouches des surcouches. Des strates, encore des strates, toujours des strates. »

    « Ça fait tellement de choses qui sont devenues à l’usure une part de moi ; que je ne sais plus vraiment ce qui est moi et ce qui est juste issu d’une adaptation, d’une dissimulation, d’un simulacre. »

    Si le narrateur est dépressif, nous sommes tous dépressifs alors.
    Il est surement plus éveillé que d’autres et a l’intelligence et la force de regarder certaines choses en face.

    C’est un régal de vous lire, tellement de liberté dans vos mots. Liberté d’être au plus bas comme au plus haut.
    Merci mais dites au narrateur d’arrêter de (se) faire chier, et de vivre.
    Il a peut-être droit à la paix ?
    Bonne continuation.

Tous les commentaires seront les bienvenus.