La prochaine étape

Ce billet a été écrit au printemps 2021, achevé fin juin 2021. Il aurait dû être publié début juillet 2021. Et puis il y a eu ce qu’il y a eu. Et puis, je suis encore là, mais, en ce début du printemps 2022, je n’arrive plus beaucoup à écrire, à peine à lire, au-delà des apparences et des bugs. Ça reviendra peut-être. Ou pas. Je suis fatigué.

Je suis désolé.

* * *

Je me sens souvent absurde, tellement absurde, juste absurde.

L’autre jour, j’ai été amené à évoquer mon « parcours de vie » — pour reprendre une expression bien contemporaine. Il est long, ce parcours. Il y a eu beaucoup d’étapes. Mais, en essayant de raconter l’une ou l’autre de ces étapes, j’ai réalisé qu’elles avaient en commun d’avoir été vécues, chacune, comme si chacune était la dernière, comme si chacune ne pouvait pas avoir de suite.

Chaque étape a été vécue sans aucune pensée pour la suivante, sans préparation de la suivante, sans anticipations de la suivante.

C’est comme si l’avenir n’existait pas. C’est comme si, me demander ce que je vais devenir, ça avait toujours été une question taboue. Quelle importance ? Quelle importance ce que je vais devenir ? Aucune importance ! Quelle importance ce que je veux ? Aucune importance ! Hors-sujet ! Ça ne compte pas ! Ça n’a aucun intérêt !

Je n’ai jamais su penser sérieusement à la suite.

Je n’ai jamais su vouloir une suite.

Je n’ai jamais su décider de la suite.

Il se trouve que j’aurai bientôt cinquante ans de vie biologique, trente ans de vie adulte, quinze ans de crédit immobilier, dix ans de blog, et autres longues durées. Cinquante, trente, quinze, dix : ces nombres me semblent vertigineux. Je ne sais pas quelle est mon « espérance de vie » (de privilégié) : trente ans ? Ça aussi, ça me semble aussi vertigineux. Abstrait. Irréel. Invraisemblable.

Cinquante ans, trente ans, quinze ans, dix ans : Comment est-ce possible ? Comment ai-je pu tenir aussi longtemps ? Comment se fait-il que je sois encore là ? Je n’ai jamais imaginé des durées aussi longues. Je n’ai jamais été capable de voir loin – en tout cas, pas pour moi. Je n’ai jamais été capable de me projeter, moi, à plus de quelques trimestres.

Mon « parcours » est une suite de segments, plutôt courts, rarement cohérents, rarement anticipés. Je peux parler du segment en cours, je peux parler des précédents, mais je suis incapable de parler du suivant, de l’évoquer, de l’imaginer. C’est hors-sujet. C’est sans importance. Ça ne me concerne pas. C’est pas pour moi. Il vaut mieux ne pas en parler. Il vaut mieux ne pas y penser. C’est tabou.

Quand on me demande où je me vois dans quelques années, comment je me vois, ce que je veux ou ce que j’espère, je réponds, comme je crois avoir toujours répondu, à tout âge : « Je ne sais pas. Je m’adapterai. Je ferai de mon mieux ».

L’un des rares billets un peu lus de ce blog s’intitule « S’adapter jusqu’à ne plus savoir se projeter ».

Ce que je ne sais pas faire, c’est me projeter. Savoir me projeter. Vouloir me projeter. Me dire qu’il faut me projeter. Je ne sais pas faire. Je n’ai jamais su faire. Je ne saurai peut-être jamais faire. J’élude. J’esquive. Je fuis. Je décrète que c’est hors-sujet, ou présomptueux, ou futile, ou inapproprié.

Tout ce que je sais faire, c’est m’adapter. Encaisser les mauvais coups. Tenir. Endurer. Ce que je fais, c’est sauver les apparences. C’est me dire que je dois me concentrer sur l’essentiel – tout en étant persuadé que je ne fais pas partie de l’essentiel. Les femmes et les enfants d’abord.

Me projeter ? Non, non et non, je ne sais pas faire. Je me le suis toujours interdit. Je me suis toujours dit que c’était vain. Qu’il faut savoir ce qu’on peut, avant de réfléchir à ce qu’on veut. Qu’il faut s’adapter. Qu’il faut faire des efforts. Qu’il faut trouver sa place.

Avec cette terrible menace implicite, ce sous-entendu implacable – un des refrains préférés de la petite bête :

Malheur à toi si tu n’arrives pas à t’adapter ; malheur à toi si tu n’arrives pas à être accepté, à être acceptable, à être comme il faut ; malheur à toi si tu n’arrives pas à trouver ta place ; malheur à toi si tu échoues…

Rien ne justifie a priori ta place sur terre. Rien ne justifie l’air que tu respires, rien ne justifie les ressources dont tu as besoin. Rien ne te justifie.

Rien ne garantit que tu seras encore là dans un an, dans cinq ans, dans dix ans. N’imagine pas que tu pourras encore être là juste comme ça, parce tu es toi, parce que tu es là aujourd’hui. Rien ne te justifiera.

Ça semble absurde, ça semble tellement absurde, tellement impossible, tellement pas naturel – et pourtant c’est vrai. C’est ce que j’ai dans la tête. C’est un de mes fils conducteurs. Je vous assure, je suis sincère. Je crois que je suis sincère.

Je n’ai jamais su dire : dans un an, dans cinq ans, dans dix ans, je serai là, je serai encore là, je serai toujours là, je serai ceci ou cela, je serai ici ou ailleurs, j’aimerai ceci ou cela, je veux ceci ou cela, je ne veux pas ceci ou cela. Je n’ai jamais su vouloir. Ou, en tout cas, pas pour moi. En tant que partie d’un projet porté par d’autres, voulu par d’autres, servant d’autres, oui, certainement. En tant que projet de moi-même, par moi-même, pour moi-même, non, non, absolument pas. Je ne sais pas faire.

I’m somebody’s fool

Ça semble incroyable étant donné que, justement, j’aurai bientôt cinquante ans de vie biologique, trente ans de vie adulte, et toutes ces sortes de choses. J’ai existé longtemps, j’ai perduré longtemps, je suis là depuis longtemps. Je l’ai fait, et j’ai parfois du mal à y croire. C’est incroyable que je sois encore là ! Comment ai-je pu ? Comment ai-je tenu ? Comment est-ce possible ? Et, mieux encore, comment est-ce possible que, au fil de toutes ces années, j’ai parfois été un peu plus que toléré, j’ai fait quelques trucs valables, j’ai même reçu des marques de reconnaissance et d’appréciation. Comment est-ce possible ? Et surtout, comment est-ce possible aussi longtemps ?

I’m still standing
Yeah yeah yeah

Comment ai-je pu perdurer aussi longtemps ?

Je n’ai jamais pensé que j’étais là pour longtemps.

Je n’ai jamais pensé que je méritais d’être là pour longtemps.

Je n’ai jamais pensé que je pourrais être là pour longtemps, sans condition, juste parce que je suis là, juste parce que j’existe. Je n’ai jamais pensé que j’étais une justification de quoi que ce soit. Je n’ai jamais pensé que je pouvais être ma propre raison d’être. Il m’a toujours fallu des substituts, des ersatz, des prétextes, des incarnations.

Il se trouve que j’ai une fille. Et souvent, lorsque je la regarde, je me dis que si elle n’existait pas, je n’aurais décidément aucune raison d’être encore là, de continuer à endurer ce que j’endure, à souffrir ce que je souffre, à vivre alors que la vie c’est pas fait pour moi. Ma fille existe, et elle a besoin de moi. Cela seul justifie mon existence à moi.

Ma fille est adolescente maintenant. Elle va passer par des phases où elle me détestera et me dira sans le penser vraiment toutes sortes d’horribles choses, dont je ne devrai pas tenir compte. Dans quelques années, elle sera adulte. Dans quelques années, elle sera autonome. Dans quelques années, elle n’aura plus vraiment besoin de moi ; alors peut-être enfin pourrai-je arrêter de subir, arrêter de souffrir, arrêter tout court. Tirer enfin un trait sur la vie, parce que la vie c’est pas fait pour moi.

Plus rien ne s’oppose à la nuit
Rien ne justifie

Mais peut-être qu’alors j’aurai enfin fini à apprendre à être vivant. Peut-être que je n’en suis pas si loin. Je n’ai pas été mis au monde et éduqué pour être vivant. Au fond, pour paraphraser le castor : on ne nait pas vivant, on le devient. J’avais du retard, quinze ou vingt ans de retard ; j’ai essayé de le rattraper. J’ai essayé. J’ai appris sur le tas, comme on dit ; j’ai appris douloureusement ; j’ai payé cher mes retards, mes écarts, mes manques. Peut-être ai-je presque fini ; peut-être même ai-je fini et que c’est juste que je ne m’en suis pas encore aperçu. Peut-être que, j’y suis presque, j’y étais presque avant la pandémie et ce qui s’en est suivi.

I’ve just got to put these wings to test

Peut-être que j’arriverai à voir au-delà de juste l’étape en cours, au-delà de l’année en cours, ou au-delà du trimestre en cours – pour moi. Peut-être que j’arriverai définitivement à ne plus juste survivre, ne plus croire que je dois juste essayer de survivre.

Survivre : m’adapter, de tortiller entre les contraintes, faire plaisir aux uns et aux autres, assumer des rôles ingrats de variable d’ajustement, de souffre-douleur ou de poubelle émotionnelle, assumer parce qu’il en faut bien toujours un qui assume ces rôles, n’est-ce pas, on peut même en tirer fierté, il n’y a pas de mal à cela, c’est pas grave j’ai l’habitude, et puis, ce qui compte, c’est que le groupe avance, que la famille avance, que le projet avance, c’est que quelque chose qui me dépasse avance, c’est que quelque chose qui n’est pas moi et qui est forcément plus, mieux, au-dessus, au-delà de moi, avance. Et moi dans tout ça ? Mais tout le monde s’en fout de moi, et c’est bien normal, ça a toujours été comme ça, c’est pas grave j’ai l’habitude, je n’ai que ce que je mérite, c’est comme ça et on y peut rien, il faut s’adapter, c’est la vie, il faut s’adapter, il faut bien s’adapter pour survivre.

Survivre : Il faut s’adapter !

Survivre : Subir !

Me projeter : Tout ce qu’au fond je n’ai jamais su vraiment faire – pour moi.

Me projeter. Partir du principe que je serai encore là, dans longtemps. Que j’existerai encore. Que j’existerai encore pas juste pour m’adapter à ce que seront les circonstances du moment, et aux attentes de tel ou tel tiers d’alors. Que c’est moi qui déciderai – que c’est moi qui déciderai d’au moins une partie de ce qu’il y aura à décider. Que c’est moi qui choisirai. Que ce que je veux peut compter. Que ce que je veux doit compter. Que ce que je veux compte. Que ce que je suis compte. Que ma vie compte. My life matters, too.

Me projeter. Me dire que ce n’est pas les circonstances seules qui décideront, c’est moi – c’est aussi moi, c’est au moins un peu moi. Me dire que je ne serai pas juste une conséquence du reste, que c’est le reste qui sera une conséquence de moi – au moins en partie.

Me projeter. Exprimer ce que je veux et ce que je ne veux pas. Imposer, parfois, ce que je veux et ce que je ne veux pas. Avoir ma place sur terre, fût-elle infime et temporaire. Ferme. Non négociable. Non aliénable. Non conditionnelle.

Me projeter. M’imposer. Prendre ma place. Prendre mon temps. Prendre. Prendre pour moi. Être. Être pour moi. Ne plus juste subir. Ne plus juste m’adapter. Ne plus juste me plier.

Me projeter. Préparer la suite. Passer à la suite.

Me projeter. Exister.

Ça parait tellement simple, mais ça m’est tellement étranger.

Je me sens tellement absurde.

Bonne nuit.

Cet article, publié dans Uncategorized, est tagué , , , , , , , , , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Tous les commentaires seront les bienvenus.