Le dernier appel

Je suis bon public. Je ris facilement. Je pleure facilement.

Je suis bon public. Je reste, malgré tout, après toutes ces années, bon public pour les films hollywoodiens. Je suis vulnérable émotionnellement, et le cœur de métier d’Hollywood, notamment, c’est de jouer sur les émotions.

Je suis très mauvais avec les émotions, je sais mal les voir, les entendre, les interpréter, les miennes comme celles des autres. Je me suis souvent défini comme un handicapé émotionnel. C’est peut-être pour ça que je pleure facilement. C’est peut-être pour ça que certains films, certaines séquences me font pleurer facilement. Je sais que c’est ridicule. Tout ce billet va être ridicule. Tout ce blog est ridicule. Je sais que pleurer, c’est inadapté, pour un homme de mon âge et pour toutes sortes d’autres raisons. Boys don’t cry. Boys must not cry. Never.

J’ai rarement aussi facilement pleuré que ces derniers mois. Combien de mois ? Ce mois de mai 2021 est le quinzième mois de « confinement », de « télétravail à perpétuité », d’ « absurdistan autoritaire », battu par les vagues, l’une après l’autre, jour après jour, faute de mieux. Il se passe tellement peu de jours où je ne suis pas rattrapé, où je ne sente pas cette envie de pleurer. Quinze mois. Et dire qu’on s’était sentis soulagés il y a un an au bout de cinquante-cinq jours ! J’en peux plus de tout ça. Mais c’est pas grave. Rien n’est grave. Ça finira par passer. Tout finit par passer.

Et s’il ne nous restait plus qu’une semaine à vivre
Serais-tu prêt à me suivre
Pour s’endormir ensemble à New York

Ces derniers mois, on a entrepris de rattraper plus de dix ans de retard dans l’univers « Marvel ». On a commencé par « Iron Man » (2008), et on est en à « Spider-Man : Homecoming » (2017), merci de ne pas me spoiler la suite – et évitez de lire la suite de ce billet si vous craignez d’être spoilés.

L’univers « Marvel », c’est de la grosse production américaine hollywoodienne en bonne et due forme ; on en a pour son abonnement DisneyPlus ; ça occupe les samedis soir de confinement. C’est pas toujours très fin ; ça sent le pop-corn ; c’est critiquable et détestable, si on veut, en long, en large et en travers ; mais en général j’accroche bien. Ça m’est aussi arrivé de m’endormir pendant des bastons interminables. C’est du grand spectacle.

C’est une œuvre filmée, transposée d’une œuvre dessinée bâtie pendant des décennies, habilement réancrée dans le présent de la deuxième décennie du XXIème siècle. Ses auteurs sont des artistes, à commencer par le regretté Stan Lee (1922 – 2018). En passant, je pense qu’on sous-estime l’influence que cette œuvre de fiction a eu effectivement sur des millions d’esprits contemporains réels, pendant la deuxième décennie du XXIème siècle. En particulier, je comprends mieux la copie Elon Musk maintenant que j’ai découvert l’original Tony Stark, mais ce n’est pas de cela dont je veux parler ce soir.

Il y a des tas de références qui m’échappent, et puis il y en a d’autres qu’il n’y a peut-être que moi qui voit, et certaines que je crois voir mais qui ne sont en fait peut-être pas des références. Qui, à part moi, peut passer la moitié de « Captain America: Civil War » (2016) à répéter que le 16 décembre 1991, c’est à mi-chemin entre la fondation de l’Union Européenne et la chute de l’Union Soviétique, il doit forcément y avoir un lien, un clin d’œil ?

C’est grand public, c’est pour toutes les générations, et pourtant divers détails me rappellent qu’il y a des choses de ma génération à moi là-dedans. Si j’ai bien calculé, j’ai à quelques années près le même âge que Tony Stark. Iron Man 3 (2013), ça commence à Bern, Switzerland, en décembre 1999, au son de Blue Da Ba Dee Da Ba Da. J’y étais aussi, à quelques semaines près. 1999 ! Il était jeune, il était insouciant, il était ivre. Moi aussi j’ai été jeune. Toute une époque, comme disait Raoul Volfoni. 1999, the peak of your civilization, comme disait l’agent Smith – à ne pas confondre bien sûr avec Herr General Johann Schmidt

Je suis bon public. Je pleure facilement. Mais ça, comme le reste, il ne faut pas que ça se voie.

J’ai pleuré à la fin de « Captain America : First Avenger » (2011), et je pleure encore quand je revois les dernières minutes de ce film de bruit et de fureur.

La dernière mission. Le dernier avion pour New York. Le dernier appel. Le dernier dialogue entre Peggy Carter et Steve Rogers. La communication interrompue. La banquise. Le silence.

Steve? Steve?

Et quelques minutes plus tard, soixante-dix ans plus tard, Steve Rogers, seul, seul au milieu de Times Square, perdu au centre de New York, seul au milieu du monde, cerné. Steve Rogers cherchant ses mots face à Nick Fury.

I had a date.

On n’appelle pas ça une chute par hasard. Moi ça me fait pleurer. J’y peux rien.

Et puis surtout, j’ai pleuré à la fin de « Avengers » (2012). Paradoxalement, c’était l’un des seuls « Marvel » que j’avais déjà vus, par hasard, en novembre 2015, sur Netflix, seul, pendant une longue soirée de repassage.

La dernière demi-heure de « Avengers », c’est d’abord un gros concentré du fantasme ultime du XXème siècle : la destruction de New York. La guerre portée au cœur de la capitale « du monde libre » (« de l’Occident », « de l’Empire », rayez les mentions inutiles). La bataille dans les trois dimensions de la 42ème rue.

Et le recours à une arme de destruction massive. Pas l’Etoile de la Mort, juste une tête nucléaire. La fin du monde, la fin d’un monde, implacable, imminente. Le missile, qui file vers Manhattan, qui passe sous le Verrazano Bridge…

Et au milieu de la bataille, il y a Tony Stark. Il y a le dernier appel téléphonique de Tony Stark à la femme qu’il aime. Mais elle ne décroche pas, parce que, à cet instant, comme tout le monde, comme tout le monde le 11 septembre 2001, elle est tétanisée par les images de New York…

— Stark, you know that’s a one-way trip?
— Save the rest for the turn, J.
— Sir, shall I try Ms. Potts?
— Might as well.

Le dernier appel. Le dernier appel qui n’aboutit pas. Le téléphone qui n’est pas décroché. Le signal qui se perd. Le téléphone qui s’éteint. L’entrée dans les ténèbres.

Dieser Anschluss ist vorübergehend nicht erreichbar.

Ce n’est pas « Rogue One » (2016), ils ne meurent pas tous à la fin, et New York est sauvée, et le monde entier aussi, évidemment, c’est les Avengers, c’est Hollywood, the show must go on. Yeah!

Et moi quand je regarde cette séquence, ou juste quand j’y repense, je ne vois que ce petit moment de télécommunication, et ça me fait pleurer. Ce dernier appel. Ce dernier appel qui n’aboutit pas. Ce dernier appel qui se perd. Est-ce que ça fait de moi un grand malade ? Peut-être. Boys don’t cry? Tu parles ! Il ne faut pas que ça se voie. Alors on va juste dire que je suis bon public. Histoire de sauver les apparences.

Ah, New York…

Iain M. Banks, 1989 :

6.2: The Precise Nature Of The Catastrophe

A General Contact Unit is a machine. In Contact you live inside one, or several, plus a variety of Systems Vehicles, for most of your average thirty-year stint. I was just over half way through my spell and I’d been on three GCUs; the Arbitrary had been my home for only a year before we found Earth, but the craft before it had been an Escarpment class too. So I was used to living in a device… nevertheless; I’d never felt so machine-trapped, so tangled and caught and snarled up as I did after an hour in the Big Apple.

I don’t know if it was the traffic, the noise, the crowds, the soaring buildings or the starkly geometric expanses of streets and avenues (I mean, I’ve never even heard of a GSV which laid out its accommodation as regularly as Manhattan), or just everything together, but whatever it was, I didn’t like it. So; a bitterly cold, windy Saturday night in the big city on the Eastern seaboard, only a couple of week’s shopping left till Christmas, and me sitting in a little coffee shop on 42nd Street at eleven o’clock, waiting for the movies to end.

What was Linter playing at? Going to see Close Encounters for the seventh time, indeed. (…)

New York a rain forest; an infested, towering, teeming jungle, full of great columns that scratched at the clouds but which stood with their feet in the rot, decay and swarming life beneath; steel on rock, glass blocking the sun; the ship’s living machine incarnate.

I walked through the streets, dazzled and frightened. The Arbitrary was just a tap on my terminal away, ready to send help or bounce me up on an emergency displace, but I still felt scared. I’d never been in such an intimidating place. I walked up 42nd Street and carefully crossed Sixth Avenue to walk along its far side towards the movie theatre.

6.2 La Nature Exacte De La Catastrophe

Une Unité Contact Général est une machine. Quand on fait partie de Contact, on passe l’essentiel de ses trente années au service de l’organisation dans l’une de ces machines, ou dans plusieurs d’entre elles, sans compter des Véhicules Système divers et variés. Je venais de passer la moitié de mon temps d’engagement et avait déjà connu trois UCG. Je n’habitais Arbitraire que depuis un an quand nous avons découvert la Terre, mais mon vaisseau précédent était lui aussi de la classe Escarpement. J’avais l’habitude de vivre à l’intérieur d’une machine… Malgré cela, je ne me suis jamais autant sentie prise au piège, engoncée, prisonnière qu’après une heure passée dans la Grosse Pomme.

Je ne sais pas si cela provenait de la circulation, du bruit, de la foule, des bâtiments dressés si haut, des étendues à la géométrie impitoyable de rues et d’avenues (je n’ai jamais entendu parler d’un VSG avec des infrastructures aussi régulièrement disposées qu’à Manhattan !), ou de l’ensemble, mais en tout cas, je détestais cette sensation. C’était donc un samedi soir glacé et venteux de cette grande ville de la côte Est, avec encore quelques petites semaines pour faire ses achats de Noël, et j’attendais à onze heures, dans un petit café de la 42ème, la sortie des cinémas.

À quoi jouait Linter ? Aller voir Rencontres du troisième type pour la septième fois, diantre !

Ah, New York…

Patricia Kaas, 1990 :

Et s’il ne nous restait plus qu’un avion à prendre
Saurais-tu me comprendre
Pour cette dernière semaine à New York

Kraftwerk, 1987 :

I give you my affection and I give you my time
Trying to get a connection on the telephone line
I call you up, from time to time
To hear your voice, on the telephone line

Je suis très mauvais avec les émotions.

J’avais prévenu, tout ça est ridicule. Refermons la parenthèse. Sauvons les apparences.

L’histoire n’est pas terminée. La vie n’est pas finie.

Bonne nuit.

Cet article, publié dans Uncategorized, est tagué , , , , , , , , , , , , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Tous les commentaires seront les bienvenus.