2020, trente ans après 1990 et son « 2100 récit du prochain siècle »

« Ce qu’on découvre en se promenant », suite : Fin août 2020, par une belle soirée de fin d’été, rue Victor Hugo, à côté de piles de cartons abîmés et d’objets abandonnés sentant bon un déménagement chaotique, j’ai trouvé ça : un exemplaire en très bon état de « 2100 Récit du Prochain Siècle ».

Je serai tenté d’y voir un clin d’œil de quelque destin, si je croyais à ce genre de choses.

Ça fait quelques semaines que je me demande quoi en faire. Je l’ai feuilleté. J’ai relu l’introduction et la conclusion.

Je suis sûr que j’ai un exemplaire de ce pavé, dans un des cartons du dernier déménagement, pas du tout chaotique celui-là.  Seulement voilà il n’y a pas de place pour mes livres dans ma maison, alors ils sont restés dans ces cartons depuis plus de dix ans, c’est absurde, mais c’est comme ça. C’est long, dix ans.

« 2100 Récit du Prochain Siècle » est le produit d’un énorme effort de prospective mené en France, entre 1988 et 1990, au début du deuxième septennat de François Mitterrand, à la demande du ministre de la Recherche Hubert Curien, sous la direction de Thierry Gaudin, polytechnicien, ingénieur général du Corps des Mines. C’était une autre époque, à tous égards. C’était presque un autre pays. C’était au moins un autre État. C’était un État qui pensait et se projetait. Aujourd’hui la seule ambition de l’État français, c’est de sauver les profits du CAC40.

On n’cause pas, Monsieur
On n’cause pas, on compte

600 pages, 1,560 kg me dit la balance de la cuisine – contre 199 gr pour l’iPhone qui m’a servi à le prendre en photo.

Dans mes souvenirs, j’ai appris l’existence de cette chose en septembre 1990, à la rentrée 1990, par de larges extraits parus dans Science & Vie, peut-être même un hors-série. Je me suis procuré le pavé quelque temps plus tard. J’aurais pas dû, ce fut sûrement une fâcheuse distraction, cette rentrée 1990 était ma rentrée en classe préparatoire scientifique (oui, « scientifique »), j’aurais dû être encore plus concentré pour décrocher une encore plus Grande École, mais ceci est une autre histoire. Tout ça est absurde. C’est long, trente ans.

Je n’ai jamais oublié la première phrase, cinglante, de l’introduction :

Les esprits sont occupés par les vieilles structures, les vieux conflits, les vieilles habitudes.

J’aurais tant et tant à écrire sur la rentrée 1990, l’été 1990, 2 août 1990 invasion du Koweit, l’automne 1990, 3 octobre 1990 unification de l’Allemagne, toutes sortes de choses de 1990, avec ce pavé de 600 pages au milieu. 1990, l’année de mon bac. 1990, mon année zéro, pour faire pompeux – et ça, je sais très bien faire, hélas. Etc, etc.

Pourquoi est-ce que je suis retombé sur ce pavé, rue Victor Hugo, par hasard, exactement trente ans après ?

Trente ans… Deux mille vingt… Mon goût des chiffres ronds me perdra.

J’arriverai peut-être à écrire des choses intéressantes autour de ce pavé, autour de cette époque, sur les gouffres entre les époques, dans les prochains mois. Ou pas. Il y aurait tellement à dire, je pense.

« 1980 – 2020 : Les désarrois de la société du spectacle » : Est-ce que l’abracadabrantesque présidence Trump n’est pas une sorte d’apothéose de la société du spectacle ? Est-ce que cette délirante campagne électorale n’en est pas la phase terminale, en attendant une guerre civile ?

« Le capitalisme du milieu du dix-neuvième siècle exploitait la faiblesse économique. Le « médiatisme », dès la fin du vingtième siècle, exploite la faiblesse psychique : conditionnement des désirs, perte d’identité, systèmes terroristes et maffieux… » : En somme, on était prévenus.

Etc, etc.

En feuilletant ce pavé, en relisant son introduction et sa conclusion, 30 ans après 1990, 20 ans après 2000, 80 ans avant 2100, je ne peux m’empêcher de me demander : Qu’est-ce qu’on a raté ? Qu’est-ce qu’on aurait pu éviter ? Qu’est-ce qu’on aurait pu faire ? Quand est-ce qu’il arrivera enfin, le point d’inflexion, le moment où on comprendra qu’on ne peut plus continuer comme ça ?

Ce ne sont sans doute pas les bonnes questions, mais ce sont les miennes. « On », c’est personne ; ça n’existe pas.

Bref. Qui va faire la vaisselle ?

Faute de mieux, vous trouverez ci-dessous la quatrième de couverture de cet ouvrage, puis sa conclusion. Lisez. Vous en ferez ce que bon vous semble. Peut-être qu’il n’y a rien à en faire. Ça a trente ans !

La quatrième de couverture.

Imaginer l’avenir du monde pour les cent prochaines années, une tâche impossible ?

La plupart des chercheurs estiment qu’au-delà de vingt ans « on ne peut rien dire ». Or, même si l’on manque de certitudes absolues, les signes du futur sont déjà là. Et il est dans la nature de l’homme de rêver son avenir.

Telle est la formidable ambition de Thierry Gaudin et de son équipe, proposer un récit du prochain siècle. Pendant les trente prochaines années, on assiste à une lente et générale dégradation, où les riches tirent leur épingle du jeu et les exclus deviennent des sauvages urbains. La température augmente, les océans submergent les plaines côtières, le climat se détériore, les pollutions traversent les frontières. Les armes prolifèrent et se miniaturisent. Les pouvoirs mafieux montent en puissance. Puis, la société réagit par des programmes massifs d’enseignement, d’urbanisme et de reforestation. On construit des cités marines, on aménage l’Himalaya, la Sibérie et le Nord canadien, réchauffés par l’effet de serre. On crée une monnaie mondiale.

Enfin vient une époque de libération. Le vingt et unième siècle se présente alors comme le siècle de la femme. On surmonte les interdits religieux. La planète est transformée en jardin. Et, par-dessus tout, l’homme retrouve le chemin de la sensibilité.

Cette fantastique réflexion, unique au monde, est le fruit de la consultation de plusieurs centaines de chercheurs de tous les horizons et de toutes les disciplines. C’est une invitation à un éblouissant voyage dans notre futur et celui de nos enfants.

La conclusion.

Pages 579 à 585.

La montée de la liberté

Pendant les années 1980, un espace mondial de télécommunication s’est ouvert. Par ce canal, l’économie de marché s’est lancée à la conquête de la planète. Un extraordinaire vent de libération a soufflé sur le monde : chutes de dictatures en Amérique latine, en Haïti, aux Philippines, ouverture de l’Europe de l’Est, recul de l’apartheid. Tous ces événements politiques sont des manifestations d’un mouvement plus profond des sociétés humaines.

Le mode de vie urbain et son système technique gagnent l’ensemble du monde. De Stockholm à Madagascar, de Pékin à Mexico, on voit les mêmes automobiles, les mêmes téléviseurs, les mêmes tours de bureaux. Malgré la diversité croissante et la personnalisation des objets, un système technique unique s’installe sur toute la planète. Les langues, les cultures et les croyances diffèrent, mais la vie concrète s’uniformise lentement. Et le réseau de télécommunication, infrastructure du nouvel âge, sert partout de support au développement des relations personnelles et des échanges, court-circuitant les hiérarchies. Les jeunes se donnent rendez-vous, les entreprises mettent en concurrence leurs fournisseurs, les particuliers choisissent leur logement et organisent leurs vacances, l’économie informelle se développe, apportant un peu de prospérité jusque chez les déshérités. Cette liberté concrète et quotidienne renforce l’exigence de qualité et de professionnalisme en même temps qu’elle stimule la diversification. Elle décuple aussi les performances économiques.

Mais ce n’est que la partie visible de l’iceberg. L’efficacité se paye par une normalisation des comportements qui ne va pas sans souffrance. La richesse extérieure est trop souvent acquise au prix d’un appauvrissement intérieur. La concurrence exclut aussi les acteurs les moins efficaces. Des millions d’enfants de l’exode rural du tiers monde viennent grossir les banlieues des mégalopoles. Déracinés, souvent illettrés, ils inventent de nouveaux modes de survie. Pour eux, la ville est comme une jungle. Revenus à l’état de nature, ils sont des sauvages urbains.

La nouvelle communication suscite néanmoins la création de richesses nouvelles. Mais, d’un autre côté, elle permet aussi de nouveaux modes d’exploitation de l’homme par l’homme. Le capitalisme du milieu du dix-neuvième siècle exploitait la faiblesse économique. Le « médiatisme », dès la fin du vingtième siècle, exploite la faiblesse psychique : conditionnement des désirs, perte d’identité, systèmes terroristes et maffieux… Dans ce contexte, la drogue, sous toutes ses formes, n’est pas une bavure, mais un aboutissement. Et, en réaction aux dégâts humains de la société moderne, se lèvent les intégrismes, dont la seule référence est le passé. « No future ! » clament les nouveaux nihilistes.

Malgré des spectaculaires démonstrations de performances, nous voyons donc s’amonceler les nuages. Les progrès des systèmes aliénants semblent irrésistibles. Le déploiement planétaire de l’économie de marché ne remédie en rien à cette situation, pas plus qu’elle ne règle les problèmes de protection de l’environnement et de respect des droits de l’homme. A plus d’un titre, le monde euphorique de la fin du vingtième siècle est donc un monde en profond déséquilibre, qui ne peut plus longtemps se décharger de ses vieux déchets, qu’ils soient physiques ou psychiques, sur les générations futures.

Les limites du libéralisme triomphant apparaissent à mesure que l’ordre public est troublé. Aucun système vivant ne se laisse dégrader jusqu’à être menacé dans sa survie. Lorsqu’il perçoit que les limites de sécurité sont atteintes, il réagit. Après le ciel d’orage, viennent les éclairs et la pluie.

Bien que l’on ne puisse prévoir les circonstances détaillées, il est possible de décrire un scénario vraisemblable, par analogie avec Europe du milieu du dix-neuvième siècle. A l’époque, le prolétariat urbain s’étant multiplié jusqu’à devenir menaçant, la classe dirigeante fait ce qu’il faut pour éliminer la cause du danger. Elle structure les villes, en rasant les quartiers insalubres au profit d’avenues larges et claires, faciles à contrôler par les forces de l’ordre ; elle structure aussi les esprits, apprend à lire, écrire, compter, et inculque la morale bourgeoise aux masses illettrées.

De même, d’ici à 2020, les tendances actuelles s’inversent. De grands programmes d’enseignement et d’urbanisme sont place, mobilisant toutes les ressources de la technique moderne se déploient là où la classe dirigeante se sent en danger. Car, pour les besoins collectifs, seul l’argent de la peur ne manque pas.

Au début du vingt-et-unième siècle, la démographie des pays du Nord est vieillissante, et celle des pays du Sud, au contraire, dans la force de l’âge. L’Inde et la Chine ont réduit leur natalité, mais l’Afrique et le Moyen-Orient restent encore très prolifiques, au-delà de leurs moyens techniques. Les énormes villes du tiers monde sont des agglomérations inhabitables, manquant d’hygiène, d’électricité, de nourriture et de transports en commun. Le réchauffement de la planète par effet de serre accentue les désertifications au Sud, déjà amplifiées par l’exploitation sauvage des dernières grandes forêts naturelles. En revanche, des zones peu peuplées aujourd’hui, au Canada et en Sibérie, deviennent plus hospitalière. Il y a donc migration du sud vers le nord et mélange des populations.

Les ressources naturelles permettent de nourrir bien plus de douze milliards d’humains munis d’une culture technique moderne, mais certainement pas douze milliards d’illettrés. Les populations riches et instruites étant moins prolifiques que celles qui sont pauvres et ignorantes, le partage du savoir, et surtout des savoir-faire, apparaît donc à long terme comme la seule alternative possible aux maladies qui se répandent dans toutes les sociétés humaines. Le défi du futur est bien de mettre la technique au service de l’homme et non l’inverse. A cet égard, tout semble possible. Les organisations de la société industrielle étaient autoritaires, centralisées, tayloriennes. A mesure que s’installe le nouveau système technique, elles inventent un nouvel humanisme, une société de création où la décentralisation, l’autonomie, l’intelligence, la négociation, le traitement de la complexité concilient l’efficacité et l’épanouissement du potentiel humain.

La structure des communications y est pour beaucoup. La télévision était un média centralisé, exaltant les comportements prophétiques, voire messianiques. Les télévangélistes ont plus d’auditeurs en un soir que le Christ en eut pendant toute sa vie. Le téléphone, qui a été inventé avant la télévision, mais mis en place après, est au contraire décentralisé. Il favorise la communication intime, les relations personnelles, les réseaux de particuliers, la gestion par petits groupes à l’échelle humaine sur toute la planète.

Tout au long du vingt-et-unième siècle, la construction de réseaux de type téléphonique entièrement numérisés et la multiplication des sources d’information du monde entier dissout les frontières, renforce le poids de la société civile et diminue celui des pouvoirs centraux quels qu’ils soient. La parole est à celui qui la prend et l’initiative vient de partout, même si la fonctionnalité et la nécessaire normalisation suscitent parfois d’importantes concentrations, sortes de nouveaux pouvoirs captant la gestion technique des réseaux, comme l’agence Reuters pour les informations boursières ou le système Swift pour les transferts de fonds entre banques.

Les Etats-nations déclinent. Entre l’individu et l’espèce humaine tout entière se constituent de nouveaux êtres intermédiaires, de nouvelles formes d’organisations vivantes. Ce sont d’abord les entreprises, mais aussi les associations et toutes sortes de « bidules » et d’organisations transfrontières. Tous sont dotés d’un embryon de système nerveux et de conscience. Soumis sans restriction à une pression concurrentielle de sélection, ils manifestent une vitalité très supérieure aux anciennes structures statiques et ossifiées du vingtième siècle.

Dans le même temps, le réseau, vu globalement, ressemble aux connexions entre les neurones d’un gigantesque cerveau, qui se renforcent ou se relâchent selon l’attention, l’éveil ou le rêve. Il est déjà le support d’une conscience planétaire en émergence. On peut en saisir les premières manifestations dans les travaux du Club de Rome, puis dans ceux de James Lovelock réactivant le mythe de la Terre mère, Gaïa, considérée scientifiquement comme un être vivant. Après eux, les études, officielles ou non, sur les « sustainable futures » — les futurs raisonnables et réalistes — se sont multipliées.

Prise dans son ensemble, et sans détailler région par région, l’évolution de notre monde d’ici 2100 comprend approximativement trois périodes de quarante ans :

1980-2020. La société du spectacle : les médias règnent. On cherche par tous les moyens à capter l’attention fugitive du public, à lui procurer des sensations. L’information ouvre largement la conscience sur le monde, mais elle est elle-même conditionnée par le besoin de persuader. La publicité et la désinformation l’envahissent. Les sophistes ont la parole. Le monde sait qu’il lui arrive des choses, mais il ne sait plus très bien quoi. Chassées de leurs terres par la concurrence des agricultures industrialisées, d’énormes masses humaines viennent silencieusement grossir les banlieues des grandes villes de tous les pays. L’exclusion, la pauvreté, les désordres s’accroissent et se répandent partout.

2020-2060. La société d’enseignements : par peur, et en réaction contre l’insouciance de la période précédente, on cherche à mettre fin à l’illettrisme, à la drogue et aux sectarismes, en éduquant les déshérités. Les moyens techniques offrent des possibilités inconnues de l’école d’autrefois. Ce sont de véritables conditionnements qui sont inculqués par des simulateurs à intelligence artificielle. Le besoin d’ordre se manifeste partout simultanément. Des grands programmes mondiaux d’aménagement, d’urbanisme et de reforestation sont lancés. On construit des villes marines et on se prépare à envoyer dans l’espace des planètes creuses artificielles. L’assiette de la fiscalité est changée pour mettre aussi de l’ordre dans l’environnement. A chacun de payer selon les dégâts qu’il crée ou suscite.

2060-2100. La société de libération : en réaction contre le caractère normatif et presque étouffant de la période précédente, les humains cherchent à libérer leur potentiel créateur. Toute l’espèce humaine est éduquée jusqu’à dix-huit ans et acquiert une culture technique. Le développement des grands projets s’est déployé sur toute la planète. L’aménagement touristique de la Terre est entrepris. Le principe de plaisir est le moteur des plus grandes réalisations. Les activités artistiques se répandent dans toute la population. Le respect et l’épanouissement de la vie sous toutes ses formes sont la préoccupation majeure. Les valeurs féminines dominent. C’est le siècle de la femme. La conscience est élargie. Les humains se sentent responsables de la biosphère Gaïa.

L’ampleur de ces perspectives réactualise les grands débats philosophiques. Aux trois questions fondamentales de la métaphysique (Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?), le philosophe Allan Watts ajoutait une quatrième :  qui va faire la vaisselle ? Question à la fois pertinente et impertinente, et plus profonde qu’il n’y paraît. L’évolution future peut en effet être comprise comme le mouvement d’une relation entre un monde intérieur plus ou moins ordonné, et un monde extérieur, lui aussi plus ou moins ordonné. Bien faire le ménage et la vaisselle manifeste au dehors l’ordre intérieur de celui qui le fait. C’est la preuve concrète de la dignité à laquelle l’individu prétend, la démonstration qu’il ne se paye pas de mots. Examinons maintenant, à la lumière de cette exigence, la situation au niveau de l’humanité toute entière. Il y a dix-mille ans, l’une des cent-quatre-vingt-treize espèces de primates, la seule qui soit dépourvue de poils, le « singe nu », qui s’est par la suite abusivement donné le nom d’Homo Sapiens, s’ébattait dans la savane. Chasseur-cueilleur, l’Homme invente l’agriculture. Ce faisant, il organise la nature, construit la première techno-nature. Le champ est un espace ordonné, une nature domestiquée projection de son mental.

Les animaux d’élevage, souvent bien différents de leurs ancêtres sauvages, sont aussi un morceau de nature dans la maison de l’homme, et ils vivent sous sa loi.

En remplaçant la nature par une techno-nature, l’homme introduit donc un ordre issu de son imagination, qu’il maintient au cours du temps (en faisant la vaisselle, au sens large). Ce processus, extraordinairement « rentable », va s’amplifier et se déployer. Il est encore à l’œuvre de nos jours. Les derniers chasseur-cueilleurs sont expulsés de leurs territoires en Amazonie, en Afrique et en Asie du Sud-Est, par les multinationales de l’exploitation minière, du hamburger et du contreplaqué, de la même façon que l’affrontement des cow-boys (éleveurs) et des indiens (chasseurs) en Amérique du Nord avait réduit ces derniers à vivre dans des réserves.

Au-delà de l’agriculture et de l’élevage, toute la technique est une extériorisation d’un ordre intérieur. Les insectes s’inventent des pinces, des griffes et des antennes. Nous créons des milliers d’outils différents, qui souvent ressemblent à leurs organes. La forme ne trompe pas : il s’agit bien du même processus créateur qui, pour l’homme, s’incarne à l’extérieur de son corps.

La techno-nature atteint maintenant la planète entière. Les dernières grandes forêts naturelles sont remplacées par des espaces agricoles ou mises en réserve comme parcs naturels, c’est-à-dire sous contrôle, avant 2100. Il ne reste plus que l’océan, dernier espace de chasse et de cueillette. L’aquaculture, la limitation des pêches et la surveillance par satellite le domestiquent à son tour. La progression de la techno-nature se fait sentir dans tous les domaines. La ville est plus artificielle que le village, la mégalopole que la ville, la cité marine encore plus, et la planète creuse, espace habitable construit dans le vide, meublé d’un écosystème autonome, est comme un accomplissement de cette évolution technicienne. De même, le robot est plus « techno » que la machine-outil, l’ordinateur plus que le boulier. Et les manipulations génétiques font pénétrer la technique au cœur même du vivant. La conception d’êtres vivants artificiels, incarnations de nos fantasmes, nous renvoie à nous-mêmes. La technique n’était qu’un outil. Elle devient un miroir grossissant, impitoyable comme tous les miroirs. L’espèce humaine aborde le troisième millénaire avec les pouvoirs d’un démiurge et les instincts d’un primate. C’est une époque à haut risque.

Le stade suivant de l’hominisation se présente à l’approche des limites, lors de la rencontre des saturations, des pollutions et des pénuries. Car l’ordre que l’Homme a projeté à l’extérieur crée aussi des désordres dans la biosphère : les déchets, les pollutions, l’effet de serre. Il en crée tout autant dans l’espèce humaine : exclusion, exclusion, exploitation de la faiblesse psychique. L’ordre conquérant se retrouve alors devant les conséquences destructrices de sa conquête comme devant un miroir qui lui renvoie l’image des insuffisances qu’il voulait cacher. Il se retrouve suffisant et insuffisant, obligé de se remettre en cause pour survivre.

L’ordre intérieur cachait lui aussi un désordre, une démesure, une sorte d’ébriété. Un mouvement dans l’autre sens doit s’accomplir. L’Homme doit intérioriser les contraintes et les lois de la Nature, puis s’autodiscipliner en conséquence. Il quitte le statut de prédateur, d’exploitant des richesses de la Terre, pour devenir un gardien de la vie. Après avoir été « maître et possesseur de la Nature », comme disait Descartes, il devient maître et possesseur de lui-même, et jardinier du monde. Transformer la planète — et soi-même — en jardin, et déployer la techno-nature jusque dans les étoiles, tel est donc l’enjeu qui se présente au Nouvel Age. Non seulement par nécessité, car la survie de l’espèce en dépend, mais aussi parce que c’est l’accomplissement de l’hominisation, qui est notre libération et notre raison d’être.

Au vingt-et-unième siècle, face à cet immense défi, la conscience de l’espèce humaine résiste d’abord, puis s’élargit. Elle résiste dans un premier temps, cherchant refuge dans d’anciennes croyances et des appartenances tribales. Les intégrismes et les racismes montent, pendant que des organisations maffieuses récupèrent les déviants et exploitent la peur. Elle résiste aussi parce qu’elle est prise dans une formidable contradiction : d’un côté, la montée de la liberté, moteur irrésistible des métamorphoses techniques et sociales depuis deux siècles ; de l’autre, la domestication de l’homme par l’homme, qui fait partie de la construction de la techno-nature. Comment admettre, en effet, et comment assumer que la liberté et la domestication coexistent, alors qu’elles semblent si radicalement opposées ? Comment ne pas être méfiant aussi, devant tout ce qui pourrait servir de prétexte aux manipulateurs des psychismes ? Seuls d’autres niveaux de conscience permettent de dépasser cette contradiction. Alors, et alors seulement, les esprits tribaux se dissolvent. La violence se transforme en langage. Aux batailles de sang succèdent les batailles de mots. L’interconnexion du monde se poursuit à son rythme séculaire. L’émotion se transmet en temps réel. Une âme planétaire commence à vibrer, par-delà toutes sortes de frontières.

Quel enseignement tirer de cette prospective pour l’immédiat ? De nos jours, s’accrocher aux frontières, aux objets, aux valeurs, aux croyances et aux tribus du passé est le plus périlleux. Nous sommes parvenus au dernier stade de l’Homo Faber, celui d’Home Faber Coca-colensis. L’enjeu du vingt-et-unième siècle est de devenir enfin Homo Sapiens Ludens, espèce régulée par sa sagesse et sa prévoyance dans tous ses comportements essentiels : reproduction, santé, harmonie avec la Nature, respect de la vie, connaissance de soi et du monde.

Plus tôt la conscience s’élargira, et mieux seront assumées les inévitables transitions vers une société plus éduquée, équilibrée et sobre. On ne s’oriente bien que par rapport au futur.

Dans « Les Particules Élémentaires », en 1998, il y a ces phrases :

Chaque fois que je la regarde, j’ai envie de pleurer. Je ne comprends pas comment les choses ont pu merder à ce point. Je n’arrive pas à l’accepter.

Bonne nuit.

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3 commentaires pour 2020, trente ans après 1990 et son « 2100 récit du prochain siècle »

  1. smolski dit :

    « Il y a dix-mille ans, l’une des cent-quatre-vingt-treize espèces de primates, la seule qui soit dépourvue de poils, le « singe nu », qui s’est pas la suite abusivement donné le nom d’Homo Sapiens, s’ébattait dans la savane.  »

    qui s’est par la suite… 😉

  2. smolski dit :

    Quel riche moment de réflexion que la citation de cet ouvrage apparemment dantesque !
    Merci de le partager ici.

    « L’utopie ne signifie pas l’irréalisable, mais l’irréalisée. » – T Monod

    😀

Tous les commentaires seront les bienvenus.