Ce blog a dix ans

Je suis repassé il y a quelques jours devant le bâtiment où je travaillais il y a dix ans, le bâtiment dans lequel j’ai créé ce blog. Ce bâtiment est, depuis quelques années, en travaux, pour rénovation complète, et apparemment aussi pour agrandissement. Le quartier est méconnaissable – les vieux pavillons, les arbres, le sentier, tout ça a disparu, en attendant la suite. Le temps passe.

Quant au hasard des jours
Je m’en vais faire un tour
À mon ancienne adresse…

2012

Je me souviens un peu de la matinée où j’ai commencé ce blog, dans cet énorme tas de bureaux. Je me souviens que, cet après-midi-là, ce lundi de décembre 2012, j’ai dû revenir chez moi précipitamment, récupérer ma fille à l’école, où elle avait fait une mauvaise chute, et l’emmener aux urgences de l’hôpital de ma commune, où un médecin a confirmé qu’elle n’avait rien de grave. Les années suivantes, j’ai eu la chance de ne pas avoir à retourner aux urgences de cet hôpital, jusqu’à un dimanche de juillet 2021. C’était il y a dix ans.

Je me souviens un peu de l’époque. Le début de la deuxième décennie du XXIème siècle. La mauvaise digestion de la crise de 2008. De grandes illusions. Le premier petit président, le deuxième petit président, et le troisième, le pire, déjà dans l’ombre du deuxième. L’amorce du déclin, le début du pillage. Le monde qui change imperceptiblement autour de moi. Il y aurait énormément à écrire sur cette époque. Je trouverai sûrement bien des choses possiblement intéressantes à en rapporter.

Je me souviens de tellement de choses, mais elles ne signifient probablement pas grand-chose. Croire qu’on a beaucoup de mémoire est futile, car par définition on ne se souvient pas de ce dont on ne se souvient pas. Mais, faute de mieux, on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a. Au royaume des aveugles…

Je me souviens de comment, à cette époque, les engins du diable ont commencé à rentrer dans ma vie, comme dans celles de beaucoup de mes semblables. Mon premier iPhone en septembre 2010. Mon premier « réseau social » — Facebook en septembre 2010, même si j’ai commencé sur l’abomination appelée LinkedIn dès 2005. Ma première photo envoyée avec mon iPhone par E-mail sur réseau mobile – le mariage de mon frère en octobre 2010. Mon premier compte Twitter en février 2011 (« à quoi ça sert ? à rien… ») ; d’autres comptes Twitter en février 2012 ; ce blog en décembre 2012. Des jouets, des tablettes, des jeux, des écrans. Des interstices de temps du cerveau disponible. Des hallucinations consensuelles vécues par des millions d’âmes…

Ce blog a dix ans. J’aurais dû le commencer dix ans plus tôt, quand c’était à la mode, mais peu importe. Je n’ai jamais été à la mode. La mode, c’est ce qui se démode. Être dans le vent, c’est avoir un destin de feuille morte. (Oui, ces deux dernières phrases sont des citations non-sourcées. Ça arrive.)

Ce blog a dix ans. « La Chose » – comme l’appelle celui de mes meilleurs amis qui est son parrain implicite, et qui est aussi le parrain de ma fille – , la Chose a dix ans.

2012 – 2022

Dix années à écrire de temps en temps. Pas grand-chose : un billet, ce n’est que mille à quatre mille mots. C’est toujours mieux qu’un tweet, mais ça ne fait guère une œuvre. Je suis rien.

Dix années à structurer, mettre en forme, chercher mes mots, trouver mes mots, aligner mes mots. Plus ou moins maladroitement, élégamment, efficacement, mais toujours, toujours, toujours discrètement. Secrètement. Anonymement. Il ne faut pas que ça se voie.

Dix années à écrire, ici et sur Twitter, sous pseudonyme, tout ce que je ne peux pas dire ou écrire ailleurs, sous mon « vrai nom », avec ma « vraie identité », « à visage découvert ». Je n’ai pas de visage.

Dix années à écrire toutes sortes de choses que je ne peux pas vraiment dire ailleurs, nulle part. Tout ce qui ne sert à rien dans la vie réelle, parait-il. Tout ce qui ne devrait pas exister. Je fais quand même des tests, de temps en temps. J’essaie. Je vérifie. Le Piège de Thucydide ? Tout le monde s’en fout. L’anthropocène ? Tout le monde s’en fout. Régis Debray ? Tout le monde s’en fout. Emmanuel Carrère ? Tout le monde s’en fout. 1914 ? Tout le monde s’en fout. L’effondrement ? Tout le monde s’en fout. Kim Stanley Robinson ? Tout le monde s’en fout. Tout le monde s’en fout, tout le monde s’en fout, tout le monde s’en fout. Au mieux, tout le monde s’en fout. Au pire, ça met mal à l’aise. Ça gêne, ça dérange, ça saoule. Fous-nous la paix avec tes conneries !

Il n’y a pas de place pour tout ça. People in this world we have no place to go.

C’est pour ça que j’écris.

Dix années comme ça, plus les précédentes, en attendant les suivantes. Dix années à écrire, dans l’ombre et dans les interstices, quand c’est possible, après tout le reste, faute de mieux. C’est absurde, je le sais, je l’ai déjà dit, je l’ai déjà écrit, je l’ai déjà analysé, je ne sais pas si c’est sans solution, je sais juste que je n’ai pas trouvé de solution. Et ça fait dix ans que ça dure.

I’ve spent a million days
I’ve had many darker days
I’ve tried everything to block out the pain
But it just seems to haunt me
In every possible way

Alors ce blog aura été une pile de pensées, d’idées, de pistes de lecture et de pistes d’écriture, entre quarante et cinquante ans environ, et dans quelques années un peu plus. Ce blog aura été un testament anticipé. Ce blog aura été une caisse de bouteilles à la mer. Qui, comme la plupart des bouteilles à la mer, finiront au fond des océans, brisées contre des rochers, oubliées et perdues, bon appétit les poissons. On ne se souvient pas de ce dont on ne se souvient pas. L’existence précède l’essence.

2022

J’ai beaucoup ralenti ces dernières années – surtout depuis juillet 21. Je n’en suis plus qu’à un billet par mois, en général en fin de mois, parfois je dois vraiment me forcer, je me dis que si je lâche un mois, je lâche tout, c’est probablement faux, mais on tient comme on peut. Je ne sais pas si je vais continuer. Je ne sais pas combien de temps encore je vais continuer. Probablement pas dix ans. De toutes façons, il faut juste que je tienne encore trois ans. On verra bien. Qui vivra verra.

Il faudrait peut-être juste relire, indexer, approfondir, valoriser (je vais vite, mais ces mots ont un sens, je ne les choisis pas au hasard : relire, indexer, approfondir, valorise). Sur 692 billets, il y en a peut-être une dizaine, ou une centaine, qui mériteraient un peu d’activité. Oui, mais…

Il faudrait du temps. Le temps, c’est ce qui manque le plus.

Il faudrait aussi une certaine motivation, ou, plus précisément, toutes ces choses dont j’ai découvert au fil des dernières années à quel point elles me font défaut. C’est peut-être du jargon de « développement personnel », mais c’est aussi parfois des réalités : affirmation de soi, estime de soi, amour de soi, acceptation de soi. Si vous saviez à quel point je me déteste, au fond et depuis toujours. On ne guérit probablement jamais de la haine de soi.

Kiss me until my lips fall off
Kiss me until I start to rot
Kiss me until kingdom come
Forever, forever

Pour le reste, l’avenir n’est pas écrit. Je continuerai à écrire, si j’y parviens. Je continuerai à publier, en essayant de ne publier que ce qui peut présenter un intérêt et une lumière. J’essaierai. Les pires billets, j’essaierai de ne pas les publier. « La dernière lettre », elle est datée d’octobre 25, elle a été écrite en août 22, à peine augmentée depuis. On verra bien. Qui vivra verra.

Avec le temps tout s’en va, avec le temps rien ne va
Des visages qu’on oublie, et d’autres qui s’oublient pas
Avec le temps, y a des Rimbaud qui fuient écrire ailleurs
Les mots qui font battre les cœurs

Quel lien entre Yves Simon, né à Choiseul (Haute-Marne) en 1944, Arthur Rimbaud, né à Charleville (Ardennes) en 1854, et Georges Simenon, né à Liège (Belgique) en 1903 ? La Meuse. Mon goût pour les fleuves et les rivières me perdra. « Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais » ? J’aurais bien aimé, mais je ne savais pas ce que je voulais.

Je vous remercie de votre attention.

Je vous souhaite une bonne fin d’année 2022.

Je vous embrasse.

Publié dans Uncategorized | Tagué , , , , , , , , , , , , , , , | 2 commentaires

Ne plus cacher

Le vertige est là depuis longtemps, mais c’est dans la salle d’attente du médecin du travail, début octobre, qu’il m’a frappé le plus clairement. Première visite chez un médecin du travail depuis presque exactement cinq ans. Cinq ans…

Parenthèse : Il fut un temps où la visite chez le médecin du travail, c’était tous les ans. Ou tous les deux ans. Il fut aussi un temps où il y avait dans ce pays, pêle-mêle, des CHSCTs, des politiques de santé publique, des politiques de prévention, l’ambition d’améliorer l’espérance de vie et la qualité de la vie, et toutes ces sortes de choses. Ce temps est décidément révolu. Le slogan non-officiel du régime c’est désormais : « Mort aux faibles ! » — sa déclinaison presque officielle est : « Soyez résilients et fermez vos gueules, bande de cons ! » Fin de la parenthèse.

J’ai réalisé que c’était il y a presque exactement cinq ans que j’avais écrit ce qui restera comme le billet le plus lu de ce triste blog : « Il ne faut pas que ça se voie. »

Cinq ans…

Que s’est-il passé ces cinq dernières années ? m’a demandé le médecin, pour faire connaissance. En matière de santé ? J’ai vieilli – évidemment. J’ai perdu un tiers de ma masse corporelle – et ça c’était moins évident. Il parait que j’ai un cœur de cycliste – l’examen l’a confirmé. Bref, ma santé physique est plutôt bonne. Ma santé mentale, c’est autre chose. Mais ça, il ne faut pas que ça se voie.

Je ne me souviens pas jusqu’où est allée ma confession au médecin du travail. Je ne sais même pas combien de temps ça a duré. À la fin, on a reparlé de ma sollicitation première : des conseils pour mieux utiliser mes verres progressifs dans le travail sur écran.

Je ne me souviens pas jusqu’où est allée ce début de confession improvisée. Je sais que je n’ai rien caché de ma conviction d’être dépressif, chronique, récurrent et résigné. Habitué, tristement habitué. Mais toujours décidé à le cacher.

Je me suis fait à l’idée que je ne guérirai jamais de la dépression – pour ce que signifient les mots « guérir » et « dépression ». Je me suis fait à l’idée que je devrai toujours vivre avec ça, avec cette petite bête, à des degrés divers. Je me suis fait à l’idée que je ne peux espérer que quelques miettes, quelques bugs, quelques asymptotes. Il y en a.

Je réalise que je suis un miraculé. Ça fait vingt ans, trente ans, peut-être plus, que je vis avec ça. Que je vis malgré ça. Il faut encore que je tienne quelques années, trois ans, peut-être cinq ans : mais que pèsent trois ou cinq années à l’échelle de ce que j’ai déjà tenu ? Je ne sais pas si j’ai fait le plus dur, mais j’ai probablement fait le plus long.

N’eût-il pas mieux valu que rien de tout ça n’arrive ? Autrement dit : n’eût-il pas mieux valu que ma vie se soit arrêtée il y a bien longtemps ? La question est futile, mais elle me ronge. Je me la pose souvent. Je n’y pense d’ailleurs pas qu’en mode interrogatif. C’est en général affirmatif : il eût mieux valu que je n’existe pas. Mais le fait est que j’existe. Et les faits sont têtus, ne l’oublions pas.

Est-ce que ça aurait pu être différent ? Je n’en sais rien, et là aussi la question est futile. Et elle me ronge, elle aussi. Mais elle est futile. On ne refera rien du tout, on ne corrigera rien du tout, on oubliera et puis c’est tout. If I only could

Alors peut-être qu’il est temps de ne plus me cacher.

Arrêter de me cacher. Arrêter de cacher toutes sortes de choses.

Arrêter de faire semblant. Arrêter de m’épuiser à faire semblant.

Arrêter de cacher, arrêter de me cacher derrière l’idée qu’il vaudrait mieux que ça ne se voie pas. Ça se voit déjà beaucoup, tellement, ici et là. Ça se voit. Ça se devine. Ça se sent. Alors pourquoi cacher ?

Arrêter de cacher tout ce qui ne va pas. Tout ce qui ne va plus. Tout ce qui est mort, et ne repartira pas au printemps.

Arrêter de m’épuiser à faire marcher ce qui ne peut pas marcher.

Arrêter de m’épuiser à porter ce qui est trop lourd pour moi.

Arrêter d’ajouter à la honte, la honte de la honte – puis la honte de la honte de la honte. Arrêter d’empiler les couches et les surcouches, les évitements et les contournements, les compromis et les compromissions.

Arrêter, juste arrêter.

Ne plus cacher. Ne plus lutter. Ne plus pleurer.

Dire, avouer, confesser, reconnaître. Ou juste laisser voir, laisser faire, laisser aller, laisser couler.

Est-ce que c’est ça que ça voudrait dire, la fameuse injonction que j’ai tellement entendue : « Lâcher prise » ?

Je ne sais même plus très bien au fond ce que je cache. Souvent je crois que je cache des choses qui elles-mêmes n’ont été mises en place que pour en cacher d’autres, antérieures, préexistantes, et peut-être aujourd’hui périmées ou oubliées – à supposer que jadis elles eussent été réelles. Les couches, les surcouches, et les surcouches des surcouches. Des strates, encore des strates, toujours des strates.

Je ne sais même pas, dans la plupart des cas, pourquoi j’ai honte. Pourquoi je ne veux pas que ça se voie. Pourquoi je ne veux pas que ça se sache. Je ne sais plus.

J’ai bien compris qu’il est trop tard, pour moi. La confiance en soi, l’estime de soi, l’affirmation de soi, sans parler de l’amour de soi, tout ça c’est quand on est jeune que ça se travaille, que ça se construit, que ça se prépare. J’ai survécu sans. J’ai tenu sans. Peut-être pourrais-je en être fier, si je n’étais si las. En tout cas, je vis sans, et je vivrai toujours sans. C’est trop tard. Alors pourquoi me cacher ? Puisque je vis sans ces armatures, pourquoi ne pas essayer de vivre aussi sans les carapaces ?

Pourquoi je cache toute ma tristesse et toutes mes hontes ?

Pourquoi je cache que je suis une thérapie ?

Pourquoi je cache que je ne veux plus ?

Pourquoi je cache que j’ai parfois des pensées suicidaires – en général différées à « quand on n’aura plus besoin de moi » ?

Pourquoi je cache que je n’aime pas le travail que je fais, même si je le fais du mieux que je peux, même si j’y consacre beaucoup trop de temps hebdomadaire ces derniers mois, même si jamais depuis sept ans je ne me suis senti autant pertinent, même si je m’y noie ? Pourquoi ai-je peur de le perdre ? Pourquoi suis-je persuadé que je ne peux rien faire d’autre ? Pourquoi ai-je honte d’être un raté ? Pourquoi je cache ?

Perdu pour perdu, qu’est-ce que j’ai à perdre ?

Vous avez le droit de garder le silence, mais tout ce que vous direz pourra et sera retenu contre vous devant un tribunal.

Quel est le tribunal intime, interne, obscur et implacable, dont j’ai peur ?

Ça fait tellement longtemps que je lutte.

Ça fait tellement longtemps que je surnage.

Ça fait tellement longtemps que je m’épuise, à sauver les apparences, à tenir la baraque, à être là pour celles et ceux qui ont besoin de moi, à tenir tout ce qu’il faut tenir, à tenir pour tenir, à m’adapter, à m’adapter à tout et n’importe quoi, à m’adapter pour m’adapter

Ça fait tellement de choses auxquelles je me suis adapté, auxquelles je me suis habitué, auxquelles je me suis conformé ; alors que je n’aurai pas dû, jamais, jamais, jamais.

Ça fait tellement de choses qui sont devenues à l’usure une part de moi ; que je ne sais plus vraiment ce qui est moi et ce qui est juste issu d’une adaptation, d’une dissimulation, d’un simulacre.

Qu’est-ce qu’il reste de moi ?

Qu’est-ce qu’il restait de moi il y a cinq ans ? Un peu plus, peut-être.

Qu’est-ce qu’il restera de moi dans cinq ans ? Pas grand-chose, probablement.

Alors peut-être est-il grand temps de ne plus cacher.

Ne plus pleurer, rester là
À se demander pourquoi
N’exister, que pour toi
T’aimer jusqu’au dernier combat

Bonne nuit.

Publié dans Uncategorized | Tagué , , , , , , , , , , , , , | 3 commentaires

Le monde de Jules Maigret

À l’issue de l’été 2021, j’ai constaté que je n’arrivais plus à lire grand-chose. Alors je me suis replié sur Simenon. J’ai appris que les éditions Omnibus avaient publié une intégrale « Tout Maigret », en dix volumes, disponibles sur Kindle, alors je m’y suis lancé.

Les romans sont ordonnés selon l’ordre chronologique de leur publication, et brièvement contextualisés. Chaque volume assemble environ huit romans. Chaque volume commence par une préface confiée à une personnalité contemporaine — celle rédigée par Douglas Kennedy pour le quatrième volume est particulièrement saisissante, avec en passant cette perle :

On lit pour se souvenir que l’on n’est pas seul.

En septembre 2021, j’ai entamé le premier tome, qui commence par « Piotr-le-Letton », publié en 1931. C’est l’histoire d’un mystérieux truand international qui débarque un matin à Paris, à la Gare du Nord, en provenance d’Amsterdam par le train alors appelé « L’Étoile du Nord », l’ancêtre du Thalys.

Il y a quelques jours, en octobre 2022, j’ai terminé le cinquième tome, qui s’achève par « Maigret et l’Homme du banc ». C’est l’histoire d’un homme banal poignardé boulevard Saint-Martin, et dont on découvre qu’il avait perdu son emploi deux ans et demi auparavant, et qu’il n’en avait rien dit à sa famille, continuant tous les jours à prendre son train de banlieue matin et soir.

J’en suis donc à la moitié. J’ai bien l’intention d’aller jusqu’au bout.

Je ne suis pas nouveau dans l’univers de Georges Simenon. Je suis un lecteur et un admirateur de longue date. Je suis passé à Liège, le 3 mars 2003, pour voir l’exposition du centenaire de Georges Simenon. J’ai déjà lu des dizaines de livres de Georges Simenon, de manière éparse, aléatoire. L’idée de lire l’ensemble des Maigret, par ordre chronologique, a plu à mon esprit hélas systémique.

J’ai donc tout lu. Certains romans que j’avais déjà lus, d’autres dont j’avais déjà vu des adaptations ; certains que je découvre ainsi sous un nouveau jour ; beaucoup que je découvre complètement. Aucun ne m’a franchement déplu. Certains m’ont beaucoup plu. J’ai eu l’impression d’avoir tout oublié de « La Nuit du Carrefour ». J’ai été aussi impressionné que jadis par « Le Pendu de Saint-Pholien » et « La Tête d’un Homme ». J’ai été glacé par « L’Ombre Chinoise ». Etc, etc.

Les qualités essentielles de Simenon se retrouvent à chaque roman, inébranlables : toujours lisible, jamais ennuyeux. Souvent surprenant, parfois poignant. Précis sans être fastidieux. Humain, humain, profondément humain. Parvenant à partager des choses humaines qui pourraient sembler inexprimables ou inavouables. Faisant entrer son lecteur dans la peau de n’importe quel homme.

Je n’arrive plus beaucoup à écrire, depuis l’été 2021, sinon des idées noires, des pensées tristes et pires, alors je ne publie plus grand-chose sur ce blog. Et puis, ces derniers mois, j’ai trop de travail et je me laisse faire. J’ai des problèmes de vue et je n’y peux rien. C’est sans intérêt, c’est juste moi.

L’objet de ce billet, au-delà de maintenir ce blog en activité en attendant des jours plus inspirés, est de partager mon intérêt, mon appréciation et mon affection, pour Georges Simenon et pour Jules Maigret : un écrivain parfois maltraité, et un personnage parfois caricaturé, à moins que ce ne soit le contraire. Dans la préface du sixième volume, Bertrand Tavernier cite Simon Leys :

Il n’est pas nécessaire d’être Freud ou Jung pour identifier en Maigret le Moi mythique de Simenon.

Ce billet va donc énumérer quelques aspects de ce monde centré sur la France entre deux guerres, la France d’il y a un siècle, trois générations avant moi. Quelques impressions que j’ai retirées de ces milliers de pages bien écrites. Le monde de Jules Maigret.

C’était extraordinaire de penser que partout où on voyait une lumière il y avait des gens qui vivaient dans un tout petit cercle de chaleur. C’était comme des incrustations dans l’immensité glacée de l’univers. (…) Quand le train avait ralenti un peu avant la gare de Niort, Maigret avait aperçu des rues désertes sous la pluie, des rangs de becs de gaz, des maisons comme aveugles, et il avait pensé :

— Il y a des gens qui passent toute leur vie dans cette rue.

Le train

Dans ce monde, les voyageurs vont à peu près partout en train. Il y a quelques voyages en bateau, exceptionnellement en avion (de Paris à Londres, au départ du Bourget), et très rarement en voiture (de Reims à Paris, et ça ne se passe pas bien). Le chemin de fer va partout. Les locomotives à vapeur vont partout. On peut aller à peu près partout en train, jusqu’aux plus petites villes des provinces les plus improbables. Pour de grandes traversées, vers la Côte d’Azur par exemple, il y a des express et surtout des trains de nuit. Les gares parisiennes sont les lieux les plus surveillés de la ville. On a presque l’impression qu’elles ne ferment jamais. Et la Gare du Nord occupe une place à part : l’entrée la plus ouverte aux mouvements venus du cœur de l’Europe ; mais aussi la sortie la plus tentante pour ceux qui veulent fuir, échapper à la police française, passer la frontière belge à Jeumont.

Le canal

Dans ce monde, les marchandises circulent beaucoup par voie fluviale. Les canaux, les péniches, les bateliers occupent une place particulière dans le cœur de Simenon et dans le monde de Jules Maigret. Les quais de Charenton-le-Pont, au confluent de la Seine et de la Marne, sont une place de commerce importante dans l’économie du pays. Épernay n’est pas dans ce monde une capitale du luxe, la capitale du champagne : c’est surtout une étape sur le canal latéral à la Marne. Givet, à la frontière belge, sur la Meuse, est une ville importante, avec ses hordes de bateaux bloqués parfois par la douane, parfois par les crues. Vitry-le-François est une ville très importante, avec des embouteillages permanents de bateaux à ses écluses, et une vigoureuse industrie locale de réparation et de maintenance, parce qu’en partent le canal de la Marne (vers la région parisienne), le canal de la Marne au Rhin (vers le cœur de l’Europe), et le canal de la Marne à la Saône (vers l’Europe du Sud).

Que reste-t-il aujourd’hui de Vitry-le-François ? Que reste-t-il de Givet ? Les quais de Charenton-le-Pont aujourd’hui, c’est juste les huit voies bruyantes de l’autoroute de l’Est.

Le téléphone

Dans ce monde, les télécommunications restent limitées. On communique par télégramme. On transmet parfois exceptionnellement des clichés par bélinogramme, l’ancêtre du fax. Le grand truc, c’est le téléphone. Le téléphone ! Encore faut-il y avoir accès. Il n’y a que des lignes fixes, évidemment. Et même quand on trouve un poste, c’est une aventure. On n’est pas sûr de pouvoir s’en servir. Il faut un jeton. Il faut avoir qu’une opératrice réponde. La qualité est variable. Ça coupe parfois sans raison. Ça ne fonctionne qu’aux heures d’ouverture. Obtenir un appel à longue distance prend du temps. Bref, la dame du téléphone est un personnage essentiel, courtisé, que ce soit à Porquerolles ou à Saint-Aubin-les-Marais.

Pour ma génération, le téléphone était un service public, automatique, universel et fiable. Pour la génération suivante, le téléphone c’est l’engin du diable, le soma à dopamine, un jouet, une drogue.

Le bitume

Dans ce monde, la France métropolitaine n’a que 38 millions d’habitants, et l’espérance de vie est de 50 ans pour les hommes. La plus grande partie du pays reste rurale, et à vrai peu développée et sous-équipée. À Concarneau, comme un peu partout hors de quelques grandes villes, la plupart des rues ne sont ni pavées, ni bitumées — est-ce imaginable aujourd’hui ? À Ouistreham, la villa du maire est à la sortie de la ville, en bord de mer, à quelques minutes à pied du centre-ville — combien de temps doit-on marcher en direction de l’Ouest avant de trouver un bout de bord de mer non-construit aujourd’hui ?

Georges Simenon fait beaucoup voyager Jules Maigret, en France et un peu ailleurs. On traverse beaucoup d’espaces vides ou peu denses. On voit des rues qui ne sont pas encombrées de voitures, des villes où la plus haute maison n’a que trois étages. Au fil des romans, on réalise l’ampleur de tout ce qui n’était pas là et qui y est maintenant, le poids de tout ce qui a été littéralement déposé sur le sol de ce pays depuis un siècle, accumulé, empilé, entassé – en plus d’un presque doublement de la population : les maisons, les tours, les routes, les autoroutes, le béton, le bitume, les voitures, les camions, etc. Le poids de tout ça ! Ce pays est devenu tellement, tellement lourd.

Paris

Dans ce monde, Paris est l’une des quatre ou cinq plus grandes métropoles de l’univers – avec Londres, New York, peut-être Berlin et Tokyo, et puis c’est à peu près tout. Paris rayonne. Paris brille. Né à Liège, Georges Simenon a passionnément aimé et appris Paris. La plupart de ses romans ont été écrits loin de Paris, et pourtant il décrit Paris avec une précision presque millimétrique. La place Constantin-Pecqueur, la rue Lhomond, les caves du Majestic, le Square d’Anvers, la Coupole à Montparnasse, et tant d’autres lieux.

Quand au hasard des pages, le lecteur est amené à un lieu qu’il connait aujourd’hui, il peut mesurer combien ce lieu a ou n’a pas changé. Et un lecteur un peu curieux (grâce soit rendue à Wikipedia) peut aussi découvrir que certains lieux ont changé de nom. Par exemple, la rue d’Angoulême où se réfugiait l’homme au banc, s’appelle aujourd’hui la rue Jean-Pierre Timbaud. L’hôpital Beaujon, avant d’être un immense édifice art déco emblématique à Clichy-la-Garenne, c’était un petit bâtiment rue du Faubourg Saint-Honoré, entre le Parc Monceau et les Champs-Elysées.

L’État

Dans ce monde, la France est une République avec un État solide. Et Jules Maigret, à la Police Judiciaire, à la « brigade spéciale », est au cœur de la machine de l’État, construite par des hommes d’État comme Georges Clemenceau, on ne refera pas ici l’histoire des « Brigades du Tigre ». Le patron de Jules Maigret, son parrain, le Directeur de la Police Judiciaire, parfois mais rarement nommé, c’est un grand serviteur de l’État, Xavier Guichard (dont je recommande la fiche Wikipedia).

Pour l’époque, la Police Judiciaire est une énorme machine, dotée de moyens colossaux, scientifiques et modernes, dont certains romans montrent l’écrasante mise en œuvre – mais aussi leurs limites. De même que Paris pouvait prétendre être l’égale de New York, la PJ de Xavier Guichard pouvait prétendre tutoyer le FBI de J. Edgar Hoover. Un siècle plus tard, la police française est-elle autre chose qu’un marchepied pour petits politiciens nerveux, de Sarkozy à Darmanin en passant par Valls (à moins que ce ne soit un paillasson) ? Et l’État français, est-il autre chose qu’une banque d’affaires… désolé, je m’égare…

L’Europe

Dans ce monde, le grand mouvement de l’Europe va de l’Est vers l’Ouest. La France est tout à l’Ouest de l’Europe, entre l’Est et l’Océan, et voit arriver toutes sortes de gens qui fuient les malheurs de l’Est de l’Europe. Et la France est remplie de gens, nés en France ou arrivés en France, qui ne rêvent que de fuir encore plus vers l’Ouest, en Amérique. La France est « entre deux-guerres », mais pour beaucoup de ces gens, la grande guerre civile européenne commencée en 1914 n’a pas vraiment pris fin. L’Amérique en 1924 a décidé de limiter drastiquement l’immigration, mais jamais autant de gens en Europe n’ont rêvé d’aller en Amérique – ou, « aux Amériques ». Les pogroms et les famines sont à l’Est, et l’espoir est à l’Ouest.

C’est en 1919 que Paul Valéry a écrit cette phrase fameuse :

L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ?

C’est la « Présentation de l’Europe en octobre 1933 », écrite en 1944, que Jules Romains commence par :

Paris entrait dans la nuit, derrière l’Europe.

C’est dans « Le Fou de Bergerac » (Bergerac ! Bergerac, Périgord, Dordogne ! Quels noms de lieux représentent autant l’idée d’une France de terroir paisible, à l’abri des tourments du monde ?), écrit en 1932, que Simenon glisse un des tableaux saisissants dont il a le secret :

Des individus que l’on retrouve barmen en Scandinavie, gangsters en Amérique, tenanciers de maisons de jeu en Hollande ou ailleurs, maîtres d’hôtel ou directeurs de théâtre en Allemagne, négociants en Afrique du Nord… C’était là, devant la place idéalement paisible de Bergerac, l’évocation d’un monde effrayant par sa force, sa multitude et par le tragique de son destin. Le centre et l’est de l’Europe, depuis Budapest jusqu’à Odessa, depuis Tallinn jusqu’à Belgrade, grouillant d’une humanité trop dense… Des centaines de milliers de Juifs affamés s’en allant chaque année dans toutes les directions : cales d’émigrants à bord des paquebots, trains de nuit, enfants sur les bras, vieux parents que l’on traîne, visages résignés, tragiques, défilant près des poteaux frontières… Chicago compte plus de Polonais que d’Américains… La France en a absorbé des trains et des trains et les secrétaires de mairie, dans les villages, doivent se faire épeler les noms que les habitants viennent décliner lors des naissances ou des décès… Il y a tous ceux qui s’exilent officiellement, avec des papiers en règle… Il y a les autres, qui n’ont pas la patience d’attendre leur tour, ou qui ne peuvent pas obtenir de visa…

Le monde

Le monde de Jules Maigret peut sembler paisible, ordonné, voire harmonieux. Le cinéma, la télévision et la nostalgie en ont fait des cartes postales. Il est facile de l’idéaliser. Mais c’est erroné.

Au fil de ces romans policiers, Georges Simenon montre toutes sortes de crimes et d’horreurs que des êtres humains sont capables de commettre – et l’étendue des malheurs et des névroses que des êtres humains peuvent endurer. Il montre aussi ce qu’on appelait alors les bas-fonds, les laissés-pour-compte, la misère, la cruauté, le désespoir.

Une chambre pauvre, pareille à toutes les chambres pauvres du monde, à cette différence près, peut-être, que la pauvreté n’est nulle part aussi lugubre qu’en Allemagne du Nord.

Jules Maigret, jeune policier chargé de repérer des individus fichés dans les cohues de la Gare du Nord, a vu, par deux fois, un fuyard, comprenant dans son regard qu’il allait être pris, préférer se suicider d’un coup de revolver au milieu de la foule. Il a participé à des rafles ; il en a plus tard ordonné. Il a vu, il sait, il est bien placé pour savoir toute la misère de son monde.

Le monde de Jules Maigret ne faisait pas face, comme le nôtre, à deux menaces existentielles (l’holocauste thermonucléaire et l’effondrement climatique). Mais il a encaissé deux guerres mondiales à vingt ans d’intervalle.

C’est un monde d’êtres humains, façonné par certains, et subi par la plupart. Les êtres humains se débrouillent comme ils peuvent. Ils se réjouissent quand ils peuvent. Ils font de leur mieux.

Notre monde est différent de ce monde, mais nous, nous ne sommes pas différents des êtres humains qui y vivaient.

Je vous encourage à découvrir le monde de Jules Maigret.

Bonne nuit.

Publié dans Uncategorized | Tagué , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | 3 commentaires

Vous n’avez pas honte, Monsieur Castex ?

Cet été, un ami m’a dit qu’il avait croisé Jean Castex, sur un boulevard, dans Paris. Je m’étais demandé ce que je ferais si je croisais ce Monsieur.

Il y a quelques jours, en ce mois de septembre 2022, j’ai vu passer sur Twitter une photo de Jean Castex dans le métro. Vrai ou fausse, elle était supposée prouver que c’est un homme simple, humble, souhaitant se passer des privilèges auxquels il pourrait prétendre en tant qu’ancien Premier Ministre. J’étais moi-même à cet instant dans le métro, et je me suis alors à nouveau demandé ce que je lui dirai, si je le croisai.

Voilà ce que ça donne.

* * *

Bonjour, Monsieur Castex. Comment allez-vous ?

Vous n’avez pas honte, Monsieur Castex ?

De quoi ? Vous voulez que je vous dise, de quoi je pense que vous devriez avoir honte, Monsieur Castex ? N’ayez pas peur, je ne suis pas violent – je suis ingénieur informaticien, c’est vous dire si je suis inoffensif. Vous avez quelques minutes ? Une minute et demie par station, ça nous laisse un peu de temps.

Allons-y par ordre chronologique.

À la base, vous êtes un énarque et un haut-fonctionnaire. Vous avez choisi le service de l’État, le service du peuple français, le service de l’intérêt général. C’était tout à votre honneur. C’est admirable. Moi-même, je n’ai pas choisi cette voie jadis, et j’ai parfois eu des remords, mais c’est pas le sujet, je suis rien. Le problème, c’est que vous avez trahi tout ça. Vous avez trahi l’intérêt général. Vous avez trahi le pays.

Laissez-moi développer, s’il vous plait.

Dans les années 2000s, vous avez été l’un des architectes du démantèlement du système de santé français. Certes, vous n’avez pas été le seul. Nombreux ont été, depuis Alain Juppé en 1995, les Premiers Ministres, les Ministres, les hauts-fonctionnaires et autres hommes de pouvoir qui ont entonné les grands couplets : la santé n’a pas de prix, elle a un coût… ; la France n’a pas les moyens de… ; la France n’a plus les moyens de … ; il faut faire des sacrifices ; il faut tenir les objectifs budgétaires européens ; et tout le bazar. Mais vous étiez au sommet de cette cohorte. Vous avez occupé des rôles-clefs, comme directeur des hospitalisations, puis comme directeur de cabinet de plusieurs ministres de la santé. Et vous avez été le grand architecte de la fameuse « T2A », la « tarification à l’acte », qui a durablement désorienté les hôpitaux de ce pays sous prétexte de « gérer l’hôpital comme une entreprise ». Vous n’avez pas honte de la T2A, Monsieur Castex ?

Sur les deux premières décennies de ce siècle, la population de la France est passée de 60 à 67 millions, soit +11%. Pendant la même période, le nombre de lits d’hôpitaux est passé de 480.000 à 400.000, soit -17%. Même en 2020, année de pandémie – la chronologie nous y ramènera –, plus de 5.000 lits d’hôpitaux ont été fermés. Même pendant la pire crise sanitaire depuis des décennies, le cap a été maintenu : casser le système de santé du pays, réduire les coûts, réduire les moyens, fermer des lits, diminuer et rabaisser le personnel soignant. Vous n’avez pas honte de ce carnage, Monsieur Castex ?

En 2010, vous avez rejoint l’équipe du Petit Président Sarkozy à l’Élysée, et en février 2011, vous avez été promu Secrétaire Général Adjoint, c’est-à-dire numéro 3 de cette fine équipe. C’est aussi en février 2011 que Sarkozy a déclenché l’une des plus belles saloperies de son riche quinquennat : la guerre en Libye. Une guerre personnelle contre son ancien ami et bailleur de fonds Kadhafi. Une guerre meurtrière, qui a ruiné un pays. Une guerre qui a durablement déstabilisé une grande partie de l’Afrique. Une guerre qui a décrédibilisé la France aussi sûrement que la guerre d’Irak avait décrédibilisé l’Amérique. Vous avez servi dans cette équipe. Vous avez servi ce Petit Président. Vous n’avez pas honte d’avoir fait partie de cette équipe dont plusieurs membres sont aujourd’hui en prison, comme Claude Guéant, Secrétaire Général jusqu’en février 2011 ? Vous n’avez pas honte de la guerre en Libye, Monsieur Castex ?

Passons au Covid-19. Partons de la débâcle de l’hiver 2020. Début mars 2020, la France s’est découverte incapable de faire face à la pandémie de Covid-19, faute de moyens. Notamment les masques : 714 millions en stock en 2017, 117 millions début 2020, bravo ! Faute plus généralement d’équipements adaptés, faute de moyens – des moyens méticuleusement liquidés pour faire des économies, pour être agiles, pour votre T2A et autres billevesées, encore bravo, cette débâcle vous doit beaucoup. Vous n’avez pas honte de la débâcle de mars 2020, Monsieur Castex ?

Il se trouve que, pour une fois, le 16 mars 2020, le Petit Président Macron a pris une bonne décision : le premier confinement. Un vrai confinement, long, rigoureux, qui a eu le mérite de casser les chaînes de contamination. Vous entrez en scène en avril 2020, quand vous êtes nommé « Monsieur Déconfinement ». Un très grand succès, votre plan de déconfinement : tous les gens qui en avaient les moyens ont pu se précipiter en vacances, youpi, et puis dès le retour des vacances, il a fallu reconfiner, et enchaîner les nouvelles vagues. La première vague avait été brisée ; vous avez préparé le terrain aux suivantes. Du grand art. Vous n’avez pas honte de l’échec de votre plan de déconfinement, Monsieur Castex ?

Vous n’en avez probablement pas honte, parce que votre action comme « Monsieur Déconfinement » vous a valu d’être nommé Premier Ministre, en juillet 2020, quand Manu Tchoupi a décidé de virer Doudou. Une promotion inespérée, probablement. Qu’en avez-vous fait ? Vous avez passé l’été à préparer un « plan de relance », dont vous avez offert la primeur à l’université d’été du Medef. Certes, ce plan était avant tout un paquet de cadeaux au patronat. Certes, c’est devenu presque une tradition pour les Premiers Ministres d’aller s’agenouiller devant les capitalistes fin août, mais vous ! Vous, le haut-fonctionnaire, vous, le grand commis de l’Etat, vous, le super-technocrate ? Vous considérez que l’intérêt général, au fond, c’est juste les profits des grosses entreprises et la rémunération de leurs actionnaires ? Vous n’avez pas honte d’être allé prêter allégeance à ces pourceaux, Monsieur Castex ?

Revenons au Covid-19. Détaillons. Les morts, les mutilés, et les gens rendus à moitié fous par toutes ces années. Un fléau que vous n’avez jamais sérieusement envisager d’éradiquer – vous avez juste voulu que le pays apprenne à vivre avec ce fléau. Qu’importent les conséquences, quoi qu’il en coûte, pourvu que l’économie tourne, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas honte, Monsieur Castex ?

Les morts – plus de cent cinquante mille morts pendant votre passage au sommet de l’État. Vous ne vous êtes jamais excusé publiquement, à ma connaissance. Vous n’avez jamais fait acte de contrition, de remords ou juste d’humilité. Au contraire, comme le Petit Président Manu, comme vos Ministres, vous avez régulièrement étalé arrogance et aplomb, le record revenant à Monsieur Véran en décembre 2021 : « Nous freinons le variant Omicron efficacement. » Jamais d’auto-critique. Jamais de remords, de regrets, de modestie. Vous n’avez pas honte des morts du Covid, Monsieur Castex ?

Les mutilés – j’appelle mutilés du Covid-19 les « Covid-longs ». Les gens qui garderont à vie des séquelles de cette saloperie que vos plans successifs de semi-confinements, auto-reconfinements, déconfinements, finement cons, ont laissé circuler. Combien sont-ils en France ? Combien de Covid-longs en France, Monsieur Castex ? La dernière fois que j’ai cherché, je n’ai pas trouvé d’études sérieuses pour la France – les études sérieuses au Royaume-Uni, pays généralement comparable à la France, parlent de plusieurs centaines de milliers de personnes. Pourquoi pas d’études en France ? Et pourquoi aucun plan pour préparer la prise en charge des pathologies à venir ? Vous n’avez pas honte des mutilés du Covid, Monsieur Castex ?

Les gens rendus fous par toutes ces années – c’est une journaliste allemande, Annika Joeres, correspondante de Die Zeit, qui dès novembre 2020 a inventé l’expression qui résume le mieux votre gestion de la pandémie, votre empilage de mesures délirantes et inefficaces : Autoritäres Absurdistan, Absurdistan Autoritaire. Un art consommé de prendre les gens pour des cons. La valse des rayons de produits fermés parce que pas essentiels une semaine, puis ouverts parce que essentiels la semaine suivante. Les injonctions contradictoires et autres nudges (nudge, en français : doigt d’honneur ?). Votre Ministre du Travail qui proclame qu’on ne se contamine pas au travail. Votre Ministre de l’Education Nationale – qu’il brûle en enfer – qui proclame qu’on ne se contamine pas à l’école. Vos Ministres et autres princes de la pensée magique qui continuent à communiquer sur le gel hydroalcoolique alors que le virus se transmet par aérosols. Le couvre-feu pour « lutter contre l’effet apéro ». Votre dénigrement du FFP2 l’hiver dernier. Votre refus de tout effort national significatif pour la qualité de l’air. Etc, etc, etc. Des conneries, des conneries, des conneries. Et, à la fin, des gens, impossible de compter les gens perdus, impossible de quantifier les gens usés, les gens épuisés, les gens rendus à moitié fous par vos conneries. Vous n’avez pas honte de toutes ces conneries, Monsieur Castex ?

Le mot « connerie » est d’ailleurs parfois trop faible. Gardons-le pour l’attestation de sortie dérogatoire à remplir soi-même pour s’autoriser à sortir mais pas plus de un kilomètre une heure et avec une bonne raison et si vous cochez pas la bonne case c’est 135 euros d’amende. Pour le pass sanitaire, le mot est beaucoup trop faible. Avec le pass sanitaire, vous avez créé de toutes pièces une classe de sous-citoyens, de boucs émissaires, de parias. Vous avez fracturé la nation d’une manière inédite depuis 1945. En janvier 2022, votre maître, le Petit Président Macron, a eu cette formule inouïe en tant que chef d’un Etat démocratique, désignant à la vindicte plusieurs millions de citoyens supposés libres et égaux : « J’ai très envie de les emmerder. » Vous n’avez pas eu honte, ce jour-là, Monsieur Castex ?

 

Et puis il y a les mensonges. On aurait pu parler d’erreurs de bonne foi, mais comme vous ne reconnaissez jamais vos erreurs, il faut parler de mensonges. Ces slogans auxquels vous n’avez pas renoncé en dépit de toutes les évidences. Ces « éléments de langage » que vous et vos grouillots ont répété comme des perroquets. « Tous vaccinés, tous protégés » « Quand on est vacciné, on ne peut plus être contaminé », etc. Et ne me faites pas passer pour un anti-vax ou assimilé : j’admire les technologies ARNm, je suis à jour de mon schéma vaccinal, Pfizer en mai 21, Pfizer en juin 21, Moderna en janvier 22, Omicron en mai 22, j’ai eu toutes mes doses. Et, comme vous le voyez, en ce beau mois de septembre 22, je fais partie des 10% de franciliens qui mettent encore un masque dans le métro les jours de présentiel. D’ailleurs, il est où votre masque ? Si vous voulez, je peux vous en filer un, j’en ai toujours d’avance dans mon sac. Vous croyez peut-être qu’il n’y aura pas de huitième vague ? Vous croyez encore aux mensonges du gouvernement dont vous ne faites plus partie ? Vous n’avez pas honte de tous ces mensonges, Monsieur Castex ?

Terminons par ce que vous considérerez sûrement comme un détail, Monsieur Castex, voire moins qu’un détail. Avez-vous une idée de votre bilan carbone, Monsieur Castex ? Votre dernier acte politique aura été, lors des deux dimanches de l’élection présidentielle, de vous offrir un petit aller-retour Paris – Perpignan en jet gouvernemental. Oui, c’était un acte politique, Monsieur Castex. Comme l’a été le démontage par votre gouvernement des demi-mesures proposées par la « Convention Citoyenne pour le Climat ». Comme vos coups de mains aux industriels les plus climaticides. Vous êtes sûrement incollables sur les performances financières des porcs du CAC40, mais vous n’avez cessé de démontrer votre dédain pour la donnée scientifique majeure de notre temps : le taux de CO2 dans l’atmosphère. Nous n’avons que quelques années d’écart. Nous sommes nés dans un monde à 315-325 ppm de CO2, Monsieur Castex, et nous vivons aujourd’hui dans un monde à 415-425 ppm. Vous n’avez jamais ça en tête ? Vous ne pouviez pas voter par procuration, ou voter à Paris, ou prendre le train ? C’était tellement indispensable de relâcher quelques tonnes de CO2 en plus ? Et tant pis pour l’exemplarité ? Et tant pis pour les écosystèmes ? Vous n’avez pas honte de votre bilan carbone, Monsieur Castex ?

Bref, je descends à la prochaine, et, pour paraphraser un peu un de vos prédécesseurs à Matignon, Emile Beaufort, je vous demande pardon, Monsieur Castex. À l’énoncé de toutes ces hontes, je réalise la folie de mon entreprise. En vous présentant mes griefs, je ne vous demandais pas seulement votre attention. Je vous demandais d’oublier ce que vous êtes. Un instant d’optimisme.

Pensez à mettre un masque la prochaine fois, vous diminuerez le risque de diffusion, et vous passerez un peu plus inaperçu.

Bonne journée.

 

Publié dans Uncategorized | Tagué , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

The Ministry for the Future : La somme de tous les miracles

« The Ministry for the Future » est un roman de science-fiction publié en octobre 2020, écrit par Kim Stanley Robinson (KSR), écrivain américain, né en 1952. J’imagine qu’il sera traduit en français bientôt, sous le titre « Le Ministère pour le Futur ».

J’ai lu The Ministry en cet été 2022, après l’avoir commencé et vite abandonné, faute d’énergie, pendant l’hiver. C’est un roman brillant, que j’ai beaucoup apprécié. Il est vertigineux par son sujet – le changement climatique au XXIème siècle. Il est parfois déroutant par les manières de KSR – ses digressions, ses monologues d’entités abstraites (« qui je suis-je ? je suis un photon »), ses tableaux bucoliques, ses démontages psychologiques. Il est touchant par sa tendresse, notamment envers les lieux. La trilogie climatique était un bel hommage à la ville de Washington D.C. ; The Ministry est un hymne passionné à la ville de Zurich, et à la Suisse en général.

J’ai aimé ce livre, et le but de ce billet est de donner envie à un éventuel lecteur de s’y intéresser. Je ne parle dans ce blog que des livres que j’ai aimés, quand j’ai le temps – ceux que je n’ai pas aimés, je n’en parle pas, sauf exception.

Futur immédiat

J’ai lu il y a quelques années deux des œuvres les plus connues de KSR : en 2016, sa « trilogie martienne » (Red Mars, Blue Mars, Green Mars — pas évoquée ici, faute de temps), et en 2017 sa « trilogie climatique » (Forty signs of rain, Fifty degrees below, Sixty days and counting — évoquée ici). Ces livres, comme la plupart des livres de « science-fiction », se déroulaient dans le futur. Un futur plus ou moins lointain, plus ou moins précis, mais nettement dans le futur. La trilogie martienne, publiée entre 1992 et 1996, envisage une première installation sur Mars en 2026, soit trente ans plus tard, et décrit les décennies suivantes. La trilogie climatique, publiée entre 2004 et 2007, se déroule dans un futur proche, non daté, de mémoire une ou deux décennies dans le futur.

The Ministry for the Future, publié en octobre 2020, est un roman du futur immédiat. Moins d’une décennie. Quelques années. À peine.

Le futur s’est rapproché. Le futur n’est plus ce qu’il était. Le futur, c’est maintenant.

The Ministry a deux points de départ, l’un daté, l’autre pas.

Le premier point de départ est une décision prise en 2023, lors de la « COP 29 », dans un cadre légal dérivé des « accords de Paris » de décembre 2015 (« COP 21 ») (articles 14, 16, 18, etc), de créer une petite institution onusienne dotée d’une mission sibylline : défendre les intérêts et les droits des générations futures.

“Be it resolved that a Subsidiary Body authorized by this twenty-ninth Conference of the Parties serving as the meeting of the parties to the Paris Climate Agreement (CMA) is hereby established, to work with the Intergovernmental Panel on Climate Change, and all the agencies of the United Nations, and all the governments signatory to the Paris Agreement, to advocate for the world’s future generations of citizens, whose rights, as defined in the Universal Declaration of Human Rights, are as valid as our own. This new Subsidiary Body is furthermore charged with defending all living creatures present and future who cannot speak for themselves, by promoting their legal standing and physical protection.” Someone in the press named this new agency “the Ministry for the Future,” and the name stuck and spread, and became what the new agency was usually called. It was established in Zurich, Switzerland, in January of 2025. Not long after that, the big heat wave struck India.

« (…) La nouvelle Entité sera chargée de défendre les futures générations de citoyens de ce monde, dont les droits, tels que définis dans la Déclaration Universelle des Droits Humains, sont aussi légitimes que les nôtres. Cette nouvelle Entité est par ailleurs chargée de défendre toutes les créatures vivantes présentes et futures, qui ne peuvent parler pour elles-mêmes, en promouvant leur statut légal et leur protection physique. » Quelqu’un dans la presse a nommé cette nouvelle agence « le Ministère pour le Futur », et le nom est resté, et est devenu le nom usuel utilisé pour parler de cette nouvelle agence. Elle fut établie à Zurich, en Suisse, en janvier 2025. Quelque temps après, la grande vague de chaleur frappait l’Inde.

Le deuxième point de départ est un accident climatique. Un dôme de chaleur se forme sur une région de l’Inde. En quelques jours, vingt millions de personnes sont tuées. Déshydratées, asphyxiées, étouffées, brûlées. Mortes. En quelques jours, plus d’êtres humains sont tués par un phénomène climatique, que jadis en quatre ans par la Première Guerre Mondiale. Un accident. Un phénomène. Un évènement météorologique.

Bienvenue dans les années 2020s.

The Ministry for the Future a été publié en octobre 2020. À l’époque (au moment où j’écris ces lignes, c’était il y a à peine deux ans !), le concept de « dôme de chaleur » était encore assez peu connu, et d’ailleurs l’expression n’est pas utilisée dans le livre telle quelle, et je ne sais pas si elle est dans la nomenclature météorologique officielle. Mais il y avait déjà eu quelques épisodes. Un système anticyclonique piège une masse d’air chaud qui n’en finit plus de se réchauffer, jour après jour, tout en gardant une forte humidité.

Pendant l’été 2021, un dôme de chaleur sur l’Ouest du continent nord-américain a fait plusieurs centaines de morts. Jusqu’à 50°C le jour ; jamais moins de 30°C la nuit. La petite ville de Lytton, en Colombie-Britannique, restera dans les livres d’Histoire pour avoir été détruite, incendiée par le dôme de chaleur de 2021.

Quant à l’été 2022, il est trop tôt pour en faire le bilan. Certaines des canicules observées à l’Ouest du continent européen rentrent probablement dans cette catégorie. Je ne sais comment sont qualifiés les phénomènes observés en Inde au printemps, au Pakistan et en Californie cette semaine, dans la très opaque République Populaire de Chine ces derniers mois. L’été 2022 n’est pas terminé.

Vancouver et Bordeaux sont sur le 45ème parallèle. Les tropiques, c’est le 23ème parallèle. Plus de la moitié de l’Inde est sous les tropiques – je n’ai pas trouvé combien ça fait de millions d’êtres humains.

Est-ce que les dômes de chaleur de ces derniers étés ont fait progresser la conscience de la menace existentielle qu’est le réchauffement climatique ? Je ne sais pas. Qu’est-ce qu’il faudra ? Je ne sais pas.

For a while, therefore, it looked like the great heat wave would be like mass shootings in the United States — mourned by all, deplored by all, and then immediately forgotten or superseded by the next one, until they came in a daily drumbeat and became the new normal.

Pendant un moment, il semblât que la grande vague de chaleur serait comme les tueries de masse aux Etats-Unis : pleurée par tous, déplorée par tous, et puis immédiatement oubliée ou remplacée par la suivante, jusqu’à ce qu’elles deviennent comme un roulement de tambour quotidien, la nouvelle normalité.

Le siècle de la terraformation

Écrite au début des années 1990s, s’étalant sur plus d’un siècle, la trilogie martienne était un manuel de terraformation de Mars. Elle tenait compte de ce qu’on savait à la fin des années 1980s de la planète Mars. Et elle tenait compte de ce qu’on pouvait supposer à la même époque des ressources technologiques et industrielles qui pourraient être mises en œuvre – mais aussi, par exemple, des rapports géopolitiques : ainsi les premiers colons comportaient un tiers d’Américains, un tiers de Russes, un tiers du reste du monde. Et KSR laissait le moins de place possible à l’imagination brute ou aux bidouilles magiques.

The Ministry for the Future, écrit trente ans plus tard, peut être vu comme un manuel de terraformation de la Terre. Avec la même méthode : ce qu’on sait maintenant, ce qu’on peut anticiper maintenant, et le moins possible de magie.

Autrement dit : comment rattraper trois décennies gaspillées, trois décennies de gaspillages, trois décennies honteuses.

De monde meilleur on ne parle plus
Tout juste sauver celui-là

Ce que ce roman décrit à mots feutrés, c’est un monde de catastrophes « naturelles » effroyables. C’est un monde grippé, titubant, remis en cause à toutes sortes de niveaux. Le changement climatique, ce n’est pas juste le changement climatique, c’est le changement de tout. C’est un monde de dépressions économiques et d’effondrements divers et de pénuries et de drames.

C’est un monde de guerre civile mondiale larvée. C’est un monde, où, par exemple, les sociétés civiles ne se contenteront plus de dénoncer les jets privés à coups de comptes Twitter automatiques ; elles se donneront les moyens de les détruire à coups d’essaims de drones. C’est un monde où les réfugiés climatiques ne seront plus des millions, mais des dizaines et des centaines de millions.

C’est un monde dévasté.

The thirties were zombie years. Civilization had been killed but it kept walking the Earth, staggering toward some fate even worse than death.

Les années 2030s furent des années zombies. La civilisation avait été tuée mais elle continuait à errer sur la Terre, titubant vers un destin pire que la mort.

Bienvenue dans les années 2030s.

Le livre parcourt un certain nombre de chantiers qui vont devoir être mis en œuvre dans les prochaines décennies : d’une part, non pas pour arrêter le changement climatique, mais pour le ralentir ; d’autre part, non pas pour s’adapter au changement climatique, mais plutôt pour permettre la survie d’une forme de civilisation, et empêcher les aspects les plus catastrophiques, les plus irréversibles et les plus meurtriers. Terraformer la Terre, pour qu’elle reste habitable.

Dans le désordre :

  • Comment maintenir le plus de glaciers possibles en Antarctique, étant entendu que si rien n’est fait la hausse du niveau des océans se chiffrera en mètres, pas en centimètres.
  • Comment garder un semblant de calotte glacière blanche sur l’Arctique, permettant de renvoyer le plus possible d’énergie solaire vers l’espace, étant entendu que l’albédo d’un océan est dérisoire par-rapport à celui d’une banquise.
  • Comment développer des formes d’agriculture qui laissent le plus possible de carbone dans les sols.
  • Comment arrêter l’exploitation d’hydrocarbures fossiles, malgré les monstres capitalistes et géopolitiques qui en dépendent.
  • Comment mettre les nuisibles hors d’état de nuire.
  • Etc etc etc. . . . – – – . . .

Le livre, encore une fois très touffu – mais c’est la manière de faire de KSR – décrit avec une acuité particulière le monde contemporain, le monde de 2020. Le livre parle des données fondamentales de ce monde : l’injustice, l’inégalité, l’aveuglement. Le livre parle de données structurantes mais facile à oublier dans le brouhaha. Le poids et la mémoire des vieux colonialismes, par exemple – ce n’est pas un hasard si deux des principaux acteurs du Ministère sont une Irlandaise et un Indien, avec quelques souvenirs de l’impérialisme britannique qu’ils n’ont pas connu.

Les esprits sont occupés par les vieilles structures, les vieux conflits, les vieilles habitudes.

Le livre décrit les rapports des force, et le sommet du pouvoir réel de ce monde : les banques centrales. Les rapports de force entre la demi-douzaine de banques centrales qui structurent ce monde. Et, par exemple, au sein de l’un d’entre elles, la BCE, la vieille rivalité entre France et Allemagne, le reste n’étant qu’anecdotique, ce qui m’a fait penser à cette sentence attribuée à Charles de Gaulle :

L’Europe, c’est la France et l’Allemagne. Le reste, c’est les légumes.

Bref, ce livre vous apprendra beaucoup sur le monde tel qu’il est, et ce qu’il pourrait devenir.

Ce livre est-il optimiste ou pessimiste ? Est-il réaliste ou utopiste ? Est-il trop, ou pas assez ? Qu-est-ce qu’il sous-estime, et qu’est-ce qu’il sur-estime ? Est-ce que ces questions ont un sens ? C’est une œuvre de fiction bien informée, par un des maîtres contemporains de la science-fiction (« sci-fi ») et de la climate-fiction (« cli-fi »). C’est un roman.

1960: 315 ppm
1990: 355 ppm (+40)
2020: 415 ppm (+60)

Au dernier quart du livre, le taux de CO2 culmine pendant sept ans vers 475 ppm, avant de commencer à redescendre. Après cinq années de descente, à 454 ppm, un soulagement se répand au Ministère.

« Next stop three-fifty! » he cried, giddy with joy. He had been fighting for this his whole career, his whole life. As had so many.

Le livre se termine plutôt bien. J’ai fini ce livre, en cet été 2022, en vacances, avec un immense malaise. J’avais eu la chance de traverser la France, cet été, dans une grosse bagnole climatisée. J’ai vu des milliers d’autres grosses bagnoles climatisées. J’ai passé des vacances pas très loin d’un aéroport, j’ai vu passer pas mal d’avions dans le ciel. J’ai aussi vu passer, plusieurs fois, le ballet des Canadairs. L’air m’a semblé tellement irrespirable, tellement suffocant, pendant ces quelques semaines luxueuses dans le Sud de la France, et pourtant on n’a guère dépassé les 40°C. Je n’arrêtais pas de penser : je suis né dans un monde à 325 ppm, et voilà à quoi ressemble un monde à 425 ppm, et tout le monde continue à s’en foutre ?

J’ai traversé, au retour, un pays grillé par la sécheresse. Ça brûlait encore dans les Gorges du Tarn. Mais les passagers des grosses bagnoles climatisées ne se rendent compte de rien ; ceux des avions encore moins. Ils ne se rendent pas compte de l’état réel du monde – « vite, mets la clim’ » ; et ils ne se rendent pas compte qu’ils font partie des causes de l’état du monde – « tu vas pas encore nous saouler avec le CO2 » ? Ignorance is bliss.

Have you ever stood and stared at it, Morpheus? Marveled at its beauty? Its genius? Billions of people, just living out their lives… oblivious.

La somme de toutes les peurs

J’ai intitulé ce billet « La somme de tous les miracles » parce que c’est ce que j’ai ressenti, personnellement, en lisant ce livre. Il faudra désormais tellement de miracles pour échapper à la catastrophe ! Plus on attend, plus il en faudra. Mais peut-être que c’est juste mon pessimisme qui s’exprime. ( Parenthèse : J’ai réalisé aussi que j’ai un problème avec le concept de miracle. Il émerge souvent dans ce blog, surtout quand je me frotte au thème de l’effondrement. C’est peut-être une déformation professionnelle. Je n’aime pas les miracles. Je ne veux pas croire aux miracles. J’y reviendrai peut-être. Fin de la parenthèse. )

J’ai intitulé ce billet « La somme de tous les miracles » aussi en référence au dernier roman de Tom Clancy sur la guerre froide, publié en 1991 (et qui vaut beaucoup plus que le film assez pitoyable avec Ben Affleck sorti une dizaine d’années plus tard), intitulé « La somme de toutes les peurs ». Un roman bien ficelé sur le risque de guerre thermonucléaire. Toute une époque.

J’ai grandi dans un monde dominé par une menace existentielle, une seule : la guerre thermonucléaire. Depuis les années 1950s, l’humanité a les moyens techniques de s’auto-détruire. Depuis les années 1970s, nous vivons en permanence à une demi-heure de l’apocalypse thermonucléaire. Les moyens de l’autodestruction sont toujours en place. L’humanité est passée à trois reprises au moins très près de l’autodestruction thermonucléaire : octobre 1962, octobre 1973, octobre 1983. Et le président Poutine a rappelé bruyamment au monde en février 2022 que cette possibilité technique existe encore.

Depuis les années 1980s, l’humanité sait – ou plutôt, a la capacité de savoir, s’il n’y avait une somme d’intérêts essentiellement capitalistes qui tentent toujours d’étouffer la connaissance scientifique – l’humanité sait qu’une deuxième menace existentielle existe : le chaos climatique.

Aujourd’hui, je vois ces deux menaces existentielles sur le même plan. Je n’en vois pas de troisième, à part peut-être les fascismes.

Par existentielles, j’entends que, en cas de basculement, ce sera irrémédiable, irréversible, sans retour. La planète survivra, des bribes d’écosystèmes et d’humanité subsisteront, mais dans un état pitoyable. La civilisation aura cessé d’exister. Au XXème siècle, en octobre 1962, en octobre 1973, en octobre 1983, ça aurait pu être sans retour. Au XXIème siècle, y aura-t-il des instants aussi précis où cela pourrait être sans retour ?

Jusqu’ici la menace existentielle de la guerre thermonucléaire a pu être surmontée. La Guerre Froide a été une somme de peurs ; elle a aussi été une somme de miracles. La fort regrettable ivresse des années 1990s partait aussi un peu de ça : le constat d’un miracle. La perspective d’une guerre thermonucléaire semblait définitivement repoussée.

Alors le chaos climatique ?

Il est trop tard ? Non, il n’est pas trop tard. Tout ce qui peut être fait pour réduire les émissions de gaz à effet de serre doit être fait. Tout ce qui peut faire pour adapter les écosystèmes et les sociétés humaines à des conditions climatiques radicalement dangereuses doit être fait. Il n’y a pas de choix entre ralentir et s’adapter : il faut ralentir et s’adapter. Il n’y a pas de choix entre sobriété et nouvelles sources d’énergie : il faut consommer moins et produire mieux. Il ne faut pas se laisser piéger par les faux dilemmes. Il ne faut plus se laisser mener par les faux prophètes des religions climatocides type néolibéralisme.

On n’y peut rien ? Non, on n’y peut pas rien. Les moyens existent. Il va falloir les mettre en œuvre. Les ressources existent. Il va falloir les prendre. Les nuisibles, les « criminels climatiques » sont connus. Il va falloir mettre les nuisibles hors d’état de nuire, autant qu’il va falloir arrêter de nuire aux plus humbles niveaux.

The Ministry, comme tous les livres de KSR, est truffé de méditations surprenantes. Je ne sais pas quoi retenir d’une des dernières du livre, alors que je la partage ici :

He was definitely saying something. That we could become something magnificent, or at least interesting. That we began as we still are now, child geniuses. That there is no other home for us than here. That we will cope no matter how stupid things get. That all couples are odd couples. That the only catastrophe that can’t be undone is extinction. That we can make a good place. That people can take their fate in their hands. That there is no such thing as fate.

Il était clairement en train de dire un truc important. Que nous pouvons devenir quelque chose de magnifique, ou au moins d’intéressant. Que nous avons commencé, comme nous sommes maintenant, comme des apprentis sorciers. Qu’il n’y a pas d’autre planète pour nous accueillir. Que nous ferons face, quels que soient les degrés de stupidité à venir. Que tous les couples sont des couples bizarres. Que la seule catastrophe irréversible serait l’extinction. Que nous pouvons faire de cette planète un bel endroit. Que les gens ont leur destin entre leurs mains. Que le destin, ça n’existe pas.

Bonne nuit.

Publié dans Uncategorized | Tagué , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Laisser un commentaire