A quoi sert l’économie ?

A quoi sert le système économique ?

Je pense qu’il y a plein de réponses positives à cette question. L’économie sert à trouver des débouchés aux producteurs, des approvisionnements pour les consommateurs, des usages à l’épargne excédentaire, des financements pour les affaires qui se montent, des emplois pour les travailleurs, etc. J’ai cité il y a quelques semaines Jacques Sapir présentant la divergence fondamentale entre l’Allemagne et la France : l’Allemagne doit fournir du travail chaque année à 280 000 jeunes, alors que la France doit fournir du travail à plus de 750 000 jeunes — ou « nouveaux arrivants sur le marché du travail ». L’économie, ça doit servir à créer des emplois. L’économie, ça doit servir à ce que tout le monde puisse vivre de son travail, décemment.

Mais je constate que ces réponses positives viennent de moins en moins spontanément à l’esprit. Quelques décennies de bourrage de crâne, et quelques décennies de dérives dans les comportements et les pratiques réelles, et nous en sommes au point où l’économie, c’est juste un truc qui sert à enrichir les riches.

Créer des emplois ? Fabriquer des produits ? Rendre des services ? Mais vous n’y pensez pas, ça n’intéresse personne, voyons !

C’est ce qu’est devenue la science économique, comme le résume un article du Guardian à l’automne dernier :

the most powerful of all the social sciences became a doctrine for helping the rich – with the aid of huge sums from business.

C’est comme cela que c’est expliqué, c’est comme cela que c’est ressenti. C’est ce qu’on voit. C’est ce qu’on vit. C’est décomplexé, en somme !

Je me rappelle que, dans les années 1980s, l’information sur la Bourse au journal télévisé du mercredi midi, c’était une brève intervention d’un journaliste spécialisé, commentant une page vidéotex façon minitel, trente secondes à peine, et rien de plus.

Dans les années 1990s, l’information sur les mouvements boursiers, suivant les modèles américains, est devenue omniprésente dans les télévisions. Le matraquage est devenu permanent. Ouverture du journal, indices incrustés en haut à droite de l’écran, barre des cotations en bas défilant en permanence. L’économie, c’est la bourse — c’est la finance, c’est la défense des intérêts des détenteurs de capitaux. Est-ce que la Bourse monte ? Tout le reste est progressivement passé à l’arrière-plan, tout le reste a sombré dans l’oubli.

Tout ce qui compte maintenant, parait-il, pour un gouvernement, ou pour une entreprise, c’est de toujours « rassurer les marchés » — et autres expressions impersonnelles et cyniques. Que veut dire « rassurer les marchés » — les marchés financiers, évidemment ? Ça veut dire convaincre que les entreprises pourront verser des dividendes et que les intérêts sur les emprunts seront honorés, donc que les capitaux seront rémunérés. Que les détenteurs de capitaux — les riches — vont bien s’enrichir. Tout le reste est anecdotique.

A quoi sert une entreprise ? Graduellement ont disparu toutes définitions autres que : une machine à cracher du pognon, une machine à enrichir ses dirigeants (et/ou ses propriétaires).

Toutes les autres « parties prenantes » sont passées dans l’obscurité : les clients, les salariés, les fournisseurs, l’environnement, la société, ils ne comptent pas. Même si hypocritement, on essaie encore de leur faire croire le contraire, on paie même des gens pour cela, on le proclame dans de beaux discours. Les beaux concepts style « entreprise citoyenne » et « management participatif » se sont avérés être des leurres hypocrites, des outils de manipulation, des mensonges. Tout ce qui compte, c’est enrichir les dirigeants (et éventuellement les actionnaires), quoi qu’il en coûte au reste.

Combien d’entreprises annoncent simultanément le gel des salaires des travailleurs — parce que c’est la crise, hein, il y a la concurrence, hein, c’est la récession, hein, on peut pas faire autrement — et des déversements d’argent toujours plus abondants pour les dirigeants — bonus, stock-options, actions gratuites, retraites chapeaux, avantages en nature, etc ? C’est devenu tellement banal qu’on ne s’en aperçoit même plus.

Je n’oublierai jamais une formation au « management inter-culturel » il y a une dizaine d’années, où l’excellent formateur décrivait le fossé culturel qui avait voué à l’échec, à la fin des années 1990s, la méga-fusion entre les Américains de Chrysler et les Allemands de Daimler-Benz. D’un côté des managers américains déjà purement financiers, de l’autre côté des managers allemands encore attachés à leurs produits, leurs clients, leurs fournisseurs. Et le fossé tient en une phrase :

Do you want to make cars, or do you want to make money?

Cette phrase est transposable désormais à tous les secteurs d’activité. Do you want to make stuff, or do you want to make money? Partout la même logique financière monocolore, monomaniaque, obsessionnelle s’impose. Qu’importe ce qu’on vend, à qui on le vend, comment on le produit, comment on le maintient, comment on innove, où on le produit, qu’importe tout, seuls comptent les états financiers.

Cette logique a transpiré ailleurs dans la société. Partout.

J’entendais par exemple parler il y a quelque temps d’étudiants en médecine expliquant, de manière franche et décomplexée, qu’ils avaient choisi de faire médecine « juste pour le pognon ». Partout, à tous les niveaux, les choix sont faits « juste pour le pognon ».

A quoi sert la médecine ? Question facile : il suffit de relire la version officielle du Serment d’Hippocrate :

Au moment d’être admis à exercer la médecine, je promets et je jure d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité. Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux.

Eh bien non, la médecine, ça sert à faire du pognon. Toute activité humaine doit servir à faire du pognon. Et à enrichir les riches. Et les riches tournent en rond.

Bien entendu, les Pangloss vous rappelleront que enrichir les riches ne veut pas dire appauvrir les pauvres, à condition d’adhérer aux articles de foi des « trickle-down economics », ou « théorie du ruissellement » : le seul espoir des pauvres est que les riches s’enrichissent et daignent leur jeter quelques miettes. Une variante étant la foi dans les « job creators » : les riches ont tous les droits parce que seul eux créent des emplois. Je ne vais pas me lancer ce soir dans la réfutation de ces stupidités, d’autres l’ont déjà fait et mieux que moi, par exemple ici ou , et ce billet est déjà trop long. Mais nous y reviendrons.

Bonne nuit.

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