Une société peut-elle vivre en considérant 99 % comme inutiles ?

Billet écrit en temps contraint

J’ai vu passer il y a quelques jours deux phrases que je veux mettre en relation.

La première :

En 2050, les gens avec moins de 150 de QI ne serviront à rien.

La deuxième :

Une société ne peut pas vivre en partant du principe que seul son tiers supérieur a une valeur sociale.

La première phrase est de Laurent Alexandre.

Je ne sais pas très bien quand exactement elle a été formulée. On la retrouve par exemple dans un article de Vice daté du 25 mai 2016. Ce brave homme est devenu une « personnalité médiatique » très en vue, une sorte de prophète francophone du transhumanisme, et autres lendemains qui déchantent.

En 2050, les gens avec moins de 150 de QI ne serviront à rien.

Si on s’en tient à la théorie du QI comme gaussienne (ou « distribution normale »), 100 étant la moyenne, moins de 0,1% de la population a un QI au-dessus de 145. Evidemment, Laurent Alexandre imagine, dans d’autres articles, que le niveau va monter. Mais le message est clair. Il n’y aura pas de place tout le monde. Il n’y aura de place que pour, peut-être, juste 1%. Vae victis.

Cette phrase est une version sophistiquée des fulgurances méprisantes récurrentes du petit président, celui qui se prend pour Jupiter, contre les ouvrières illettrées, les nordistes alcooliques, « les gens qui ne sont rien », les « fainéants », et on attend la suite.

Derrière un vernis scientifique, ou méritocratique, cette phrase est d’essence oligarchique. Cela fait bien longtemps, en ce qui me concerne, que j’ai compris que le discours transhumaniste, derrière une façade idéaliste ou utopique, cache un projet fondamentalement inégalitaire et antisocial. Quand j’ai essayé, il y a quelques années, de rassembler des « pistes de lecture » sur le thème du « transhumanisme », je suis arrivé à deux billets : d’abord, « Transhumanisme et utopie » ; ensuite « Transhumanisme et oligarchie » .

J’ai mis longtemps. Je viens d’un temps, d’une culture, d’une sensibilité, où le progrès technologique était vecteur de progrès social et facteur d’égalité. On n’en est plus là.

Derrière l’illusion technologique, ou l’hypothèse technologique, le projet contemporain est bien de rendre 50 % de la population, ou 80 %, ou 90 %, ou plus, juste inutiles. Ils ne serviront à rien. On pourra considérer qu’ils ne servent à rien. C’est du « salauds de pauvres » assisté par ordinateur.

Mais qu’est-ce que vous êtes venus faire sur Terre, nom de Dieu ? Vous n’avez pas honte d’exister ?

Certains croient encore que « l’intelligence » est indépendante de l’origine sociale. Je n’y crois plus. Je me suis toujours méfié de l’idée même de mesurer l’intelligence en valeur absolue, du QI et de ce genre de notions ; j’ai toujours considéré que l’intelligence est plurielle et contextuelle. Mais surtout, je pense que « l’intelligence » utile socialement est socialement construite. Pour faire court, les gosses de riches, même idiots, bornés, bêtes, auront accès aux outils et aux formations « d’élite », et finiront par passer pour « plus intelligents ». Les gosses de pauvres, même brillants, futés, doués, n’auront rien, et finiront par passer pour « moins intelligents ».

Ce qu’on appelle aujourd’hui les « nouvelles technologies » (tablettes, smartphones, réseaux sociaux, etc) peuvent probablement servir à rendre les enfants plus intelligents. Je suis hélas persuadé que, pour la plus grande partie de la population, ces « nouvelles technologies » servent juste à hypnotiser, à neutraliser, à abrutir. Massivement. Comme, pour les générations précédentes, la télévision. La télévision aurait pu servir à créer un peu d’ouverture au monde et à diffuser un peu de culture ; elle a surtout servi, à mon humble avis, à hypnotiser, à neutraliser, à abrutir.

Autrement dit, je ne crains pas la technologie, je crains ce que le système socio-économique en fait. Je ne crains pas les machines, je crains les propriétaires des machines. Je ne crains pas l’IA, je crains le GAFAM.

Mais qu’importe, le discours dominant — le discours des dominants ? — tel que l’incarne Laurent Alexandre, est là, répétons-la une dernière fois, il se présente comme inéluctable, comme un nouvel « horizon indépassable », « there is no alternative » et tutti quanti :

En 2050, les gens avec moins de 150 de QI ne serviront à rien.

La deuxième phrase est d’Emmanuel Todd.

Il l’a prononcée sur France Culture, dans l’émission « La Grande Table », le 1er septembre 2017 (c’est vers la fin, à 29m10s). Emmanuel Todd fait la promotion de son dernier livre, que je n’ai pas encore lu, intitulé « Où en sommes-nous ? ». Et il insiste :

Une société ne peut pas vivre en partant du principe que seul son tiers supérieur a une valeur sociale.

Je ne crois pas que c’est une pensée très originale. On devrait probablement pouvoir trouver des formulations équivalentes d’autres auteurs, contemporains ou plus anciens. Ou des formulations plus triviales, genre « on est tous sur le même bateau ».

Et pourtant cette deuxième phrase est en téléscopage complet avec la première phrase.

Si Emmanuel Todd a raison, alors nous n’arriverons pas à 2050, ni même à 2030, voire à 2020, sans passer par une violente guerre civile.

Y a-t-il un précédent historique à la situation présente — qui, si on en croit Laurent Alexandre, va s’aggraver radicalement — où 47 %, 80 %, 90 %, 99 % de la population sont considérés comme sans valeur, inutiles, parasitaires ?

Je crois que le mot-clef est « société ». Même si je ne comprends pas grand’chose à la sociologie, à l’anthropologie et à toutes ces sortes de choses — j’ai même été éduqué à mépriser ces choses-là, c’est vous dire si je reviens de loin, mais je m’égare.

Qu’est-ce que une « société (humaine) » ?

Sommes-nous encore une « société » en 2017 ?

Serons-nous encore une « société » en 2050 ?

Ma fille aura mon âge en 2050.

Qu’est-ce qu’on fait des perdants ?

L’une des phrases les plus importantes de cette décennie a été prononcée le 9 avril 2016 par Frédéric Lordon :

On ne tient pas éternellement une société avec BFMTV, de la flicaille et du Lexomil.

Cette phrase m’avait inspiré un billet dont la conclusion n’est pas enthousiasmante. Version courte : « Mais si, on peut ! » Mais j’espère que je me trompe. Heureusement, je me trompe souvent.

Dans une interview au Figaro datée du 2 juin 2017, Laurent Alexandre explique :

On ne sauvera pas la démocratie si nous ne réduisons pas les écarts de QI. Des gens augmentés disposant de 180 de QI ne demanderont pas plus mon avis qu’il ne me viendrait à l’idée de donner le droit de vote aux chimpanzés.

Dans une interview à Libération datée du 6 septembre 2017, Emmanuel Todd conclut :

Le gros de l’histoire humaine, ce n’est pas la démocratie. L’une de ses tendances lourdes est au contraire l’extinction de la démocratie. En Grèce, en France, les gens votent, et tout le monde s’en moque. Pour un citoyen, c’est tout de même embêtant. Pour un Français qui se pense français, c’est carrément humiliant. Mais un historien sait qu’il y a une vie après la démocratie.

Peut-être ne suis-je juste qu’un « Français qui se pense français », et tout ce qui s’ensuit.

L’une des plus belles phrases écrites par René Goscinny est dans « La Zizanie », elle est mise dans la bouche du centurion Aérobus, dépassé par les manoeuvres du stratège Détritus :

Je suis né trop tard dans un monde trop antique.

Bonne nuit.

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6 commentaires pour Une société peut-elle vivre en considérant 99 % comme inutiles ?

  1. ES dit :

    Je dois dire que je me méfie beaucoup des discours de Laurent Alexandre, et surtout de la tendance des médias à donner la parole à quelqu’un comme lui (chirurgien urologue et énarque) au lieu de s’adresser à de véritables spécialistes de l’intelligence artificielle… Mais bon, quand on voit qu’il y a encore des gens qui considèrent les Bogdanoff comme des scientifiques…

    Bien d’accord avec toi sur l’aspect inégalitaire du transhumanisme.

    La citation de la Zizanie, ça ne serait pas une allusion à Musset (je suis venu trop tard dans un monde trop vieux ») ?

    • C’est probablement effectivement Alfred de Musset… le fait est que j’ai été plus exposé aux œuvres de René Goscinny qu’à celles d’Alfred de Musset. Ce qui illustre assez bien la phrase en question…

      • Actustragicus dit :

        Oui, dans « Rolla » (1833)
        Je ne crois pas, ô Christ ! à ta parole sainte :
        Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux.
        D’un siècle sans espoir naît un siècle sans crainte ;
        Les comètes du nôtre ont dépeuplé les cieux.

        Merci pour ce billet.

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  3. Grismantel dit :

    « QI » et « tests de QI » n’ont aucune valeur scientifique. On ne sait pas (tant mieux d’ailleurs) mesurer scientifiquement quelque chose qu’on appellerait « intelligence ». Je ne vais pas rentrer dans les détails, mais les tests de QI pullulent, il y en a des milliers de différents, aucun ne mesure la même chose, on ne sait même pas ce que ca mesure, si ce quelque chose qu’on mesure, on le mesure bien etc…On fait une mesure un jour dans telle condition, le lendemain dans d’autres, le même individu gagne ou perds 40 points de « QI » tout va bien.

    Je dirai que les tests de QI sont une mesure de la connerie phénoménale de ceux qui les font et de ceux qui y croient alors que leur profession devrait les amener à plus de recul critique et de scientificité.

    Qui plus est, personne n’est d’accord sur ce qu’est l’intelligence. Ca pose un léger problème de ne pas avoir de concept bien défini, quand il s’agit ensuite de prétendre le mesurer….Hem hem.

    Enfin, même si on y arrivait, oser résumer la valeur d’une personne à sa supposée « intelligence » ou à une « utilité sociale » complètement fantasmée, le tout dans un monde capitaliste, laisse complètement rêveur. C’est tragique et cela en dit long sur l’idéologie totalitaire et réac de celles et ceux qui la professent.

    Je propose donc à Laurent Alexandre de continuer à résoudre les problèmes de pipi qui relèvent de sa spécialité professionnelle, et de fermer sa gueule sur tout le reste, sujets qu’il maitrise autant qu’un clown triste sous LSD, 1/ ca nous fera des vacances, 2/ le QI collectif pourrait bien faire un bond dès lors qu’il n’ouvrira plus la bouche.

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