La tentation du silence

Billet écrit en temps contraint

Étrange début d’année.

Mon idée principale reste qu’il faudrait que je m’y prenne différemment. Les mêmes causes produisent les mêmes effets, alors il faut changer les causes. Faire les choses différemment. Typiquement, au boulot, j’en fais le moins possible. Systématiquement. La moindre pente, la moindre douleur. C’est pas mon problème. C’est pas à moi de prendre des initiatives. C’est pas à moi de sauver le navire. It’s just a job. Je n’aime pas être comme ça. Mais j’essaie. C’est pas la première fois. On verra bien.

J’ai enfin fini le vertigineux livre d’Emmanuel Todd, « Où en sommes-nous ? ». Je pourrais écrire une page sur ce livre. Peut-être même plusieurs, comme il y a deux ans sur « Qui est Charlie » .  Je ne l’ai pas fait.

The truth is, nobody cares.

Je pourrais aussi écrire une page sur la première année de Trump, sur la nouvelle GroKo, sur le « techlash » qui menace les GAFAM, et sur tout un tas d’autres choses. C’est le fonds qui manque le moins. C’était l’idée de ce blog. Je ne l’ai pas fait. Je ne le fais pas. Je n’arrive pas à m’y mettre. À quoi bon ? Je ne suis spécialiste de rien. Personne ne lit. Pour qui je me prends ? Tout le monde s’en fout. #JeSuisRien.

J’ai dans les bottes des montagnes de questions

J’ai dans ma boîte mail des dizaines de brouillons. J’ai dans mon engin du diable des centaines de graines. Et alors ? À quoi bon ? #JeSuisRien. Et puis, si les mêmes causes produisent les mêmes effets, alors il faut changer les causes. Encore faut-il trouver les causes. If there is a virus, where is the source? Comment remonter les rivières ?

Qui voudraient changer le sens des rivières

Et puis de toutes façons, je n’y arrive pas. Je n’y arrive plus. Et puis, à quoi bon, n’est-ce pas ? La culture ne me sauvera pas. La curiosité, l’érudition, l’écriture ne me sauveront pas. Qu’est-ce qui me sauvera ?

Je ne devrais même pas écrire ce billet. Je ne veux pas parler de moi, mais je n’arrive plus qu’à ça.

Je devrais peut-être juste retourner au silence. À l’oubli. À l’insignifiance.

Me taire. Me taire et écouter. Me taire et lire. Me taire et attendre.

Subir ce qu’il faut subir pendant les phases éveillées, publiques, officielles. Rien de plus. Le reste du temps, cesser de chercher à agir, écrire, exprimer, faire. Juste me taire. Juste lire. Juste être. Juste écouter.

Observer. Passivement. Lire, écouter, apprendre. C’est passif ? Tant pis. Tant mieux. Juste être.

J’essaie de reprendre le rythme de l’hebdomadaire auquel je suis abonné depuis vingt ans. Il faut que je le lise toutes les semaines, c’est aussi simple que cela. Pendant les vacances de Noël, j’avais rattrapé deux mois et demie de retard. J’ai appris plein de choses intéressantes. J’ai lu. J’ai juste lu. Et j’ai lu aussi ce week-end, je n’avais que deux semaines à rattraper cette fois-ci. Assis. Confortablement. Passivement.

J’ai commencé deux livres ces derniers jours, qui se sont rajoutés aux dizaines d’autres que je n’ai pas terminés, je ne les compte même plus. J’ai même été ambitieux : un ouvrage majeur des sciences humaines des années 1970s en français ; et un Hugo Award en anglais. Ils m’ont été recommandés ; je pourrais en parler avec les personnes qui me les ont recommandés.

Peut-être qu’il est temps de baisser les bras.

Rester passif. Attendre. Prendre le plus de temps possible pour n’en faire rien de visible, rien de « actif », « productif », « objectif », « quantifiable », comme on dit maintenant. Pour lire par exemple. C’est le plus discret, c’est le plus simple, c’est le moins contraignant.

Me trouver un coin, rester dans mon coin et lire.

Me trouver un coin et y rester, comme mon pauvre chat dans ses derniers jours.

Me cacher. Me coucher. Me coucher tôt, dès que c’est possible. Dormir plus. Dormir beaucoup plus. Dormir, c’est fuir.

Attendre. Essayer d’être, essayer de juste être, me contenter de juste être ; arrêter de faire, arrêter d’essayer de faire. Renoncer à être actif. Juste être.

Écouter. Écouter les autres. Apprendre des autres. Faire parler mes collègues de leurs vies, de leurs lectures, de leurs rêves. Feuilleter des blogs. Emmanuel Carrère a des bons titres : « D’autres vies que la mienne » est un bon titre. Écouter. Le plus difficile c’est écouter. Le plus difficile c’est voir. Juste voir. Juste écouter. Juste lire. Juste recevoir.

Tenir. Tout ça n’est pas la maladie étiquetée « dépression », tout ça ne justifie pas de médicament étiqueté « antidépresseur », paraît-il. J’arrive à me lever tous les matins, à me laver, à emmener ma fille à l’école, à aller travailler, à travailler, à revenir chercher ma fille à l’école, à m’occuper de la maison, à faire tourner la boutique, tout va, tout fonctionne, d’hiver en automne, etc. Je ne suis pas malade, paraît-il. Le mal-être n’est pas la maladie, et toutes ces sortes de choses. C’est pas grave. C’est forcément pas grave. Rien n’est grave. Il ne faut pas que ça se voie.

Continuer mon introspection. Continuer à mesurer l’ampleur des cavernes qui me tiennent lieu de fondations. Là où il devrait y avoir du roc bien dur, il n’y a que du vide bien triste. Je croyais avoir surmonté, je n’ai fait que recouvrir. Des années d’insignifiance. De non-vie. De non-être. Je suis rien ? Normal, j’étais rien. Toutes les uchronies du monde n’y changeront rien. On verra.

Attendre. Attendre des jours meilleurs. Se dire que la vie n’est pas finie. Se dire que c’est juste l’hiver. Attendre la fin de l’hiver. Se dire que ça pourrait être pire. Se dire que c’est pire pour des millions de gens. C’est pas grave alors. C’est forcément pas si grave.

Me taire. Je ne devrais même pas écrire ce billet. Il ne sert à rien. Ça ne sert à rien. Rien ne sert à rien. Mieux vaut retourner au silence. Retourner à l’insignifiance dont je n’aurais jamais dû essayer de sortir. Retourner dans l’anonymat dont je n’ai même pas eu le courage de sortir.

RIEN : Qu’y a-t-il de plus jouissif que de s’arrêter de penser ? Cesser enfin ce flot débordant d’idées plus ou moins utiles ou plus ou moins importantes. S’arrêter de penser ! Comme si on était mort tout en pouvant redevenir vivant. Etre le vide. Retourner aux origines suprêmes. N’être même plus quelqu’un qui ne pense à rien. Être rien. Voilà une noble ambition.

Je ferais mieux de me taire. Je vais peut-être y arriver.

Qu’est-ce qu’il est long cet hiver.

Bonne nuit.

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7 commentaires pour La tentation du silence

  1. Sujet délicat que la dépression, qui est une maladie et non un état d’âme, donc qu’il faut prioritairement confier à un professionnel de l’art. J’ai testé pour vous les antidépresseurs : ça fait du bien et on s’en sort !
    Ensuite, l’expérience des autres ne sert à rien… c’est pourquoi je commente ce billet…
    D’abord, le silence ce n’est pas si mal. Vous pouvez même le cultiver par la méditation, précédée de quelques lectures (j’en parle sur mon blog). L’observation, le silence… tout cela est tout sauf passif si l’on y consacre son énergie.
    Pas plus que la lecture n’est passive. Elle nous fait du bien à la tête, la lecture, il nous suffit de trouver le bon livre, ou même la bonne bédé. J’ai relu des Astérix et des Tintin, dernièrement, et ma tête s’en porte merveilleusement. La douce nostalgie de l’enfance en prime.
    Le job alimentaire, en faire le minimum… c’est ce à quoi nous amènent les entreprises modernes, machines à broyer où la reconnaissance sincère est aussi rare que les apparitions de la Vierge ; les recruteurs veulent « des personnalités », les managers préfèrent les moutons. Et comme ce sont eux qui payent…
    Quant à n’être rien… voyons voyons… s’ils ne sont que dix, ou même moins, à lire nos blogs, ce sont dix – ou moins – petits miracles de la vie rendus possibles par internet. Cueillons les dix, profitons-en. Nous avions des rêves de grandeur peut-être, de gloire parfois ; la vie nous donne d’autres plaisirs.
    Enfin, oui il est long cet hiver, et pluvieux – je ne sais pas chez vous mais par chez moi c’est le déluge, je m’attends à voir débarquer l’arche de Noé d’un instant à l’autre. Mais les jours rallongent déjà puisque l’hiver a le bon goût de commencer au solstice.

    Pardon pour l’intrusion dans la dépression qui reste une affaire personnelle et intime, pardon de me servir de mon exemple pour promouvoir la vie alors que la morale de l’exemple est la plus aliénante qui soit…

    • Merci Antoine pour toutes ces remarques, toutes pertinentes (plus ou moins).
      Merci aussi d’avoir développé ta jolie formule « Les recruteurs veulent des personnalités, les managers préfèrent les moutons » dans ton billet de mardi https://antoinesaintmichel.wordpress.com/2018/01/23/je-cherche-une-personnalite/ .
      Je ne sais pas quoi répondre en bloc. Alors juste quelques mots en désordre.
      Le mot « plaisir » ne fait pas partie de ma sérieuse éducation.
      Mais je prétends connaître Tintin (hors Soviets et Alph’Art) et Astérix (jusqu’à L’Odyssée incluse) à peu près par cœur.
      Je n’ai jamais vraiment essayé la méditation, je n’ai jamais rien lu de Matthieu Ricard, alors que j’ai jadis lu plusieurs opus de Jean-François Revel, quelle ironie. Il faudrait que j’essaie.

  2. Nao dit :

    Quand on découvre chaque jour autant de foutaises dans les merdias , et que l’on se demande ce qu’il faudrait faire pour « revivre » sachez que votre blog respire la santé mentale et non la folie moderne dans lequel veut nous emprisonner le Système.
    Vaut mieux partir en toute sérénité et ne rien regretter, mais vous auriez à regretter si vous arrêtiez d’écrire!!! Votre blog fait partie de mes marque pages « top ».ET je n’en ai pas 20.

  3. Audrey dit :

    Il est beau ton article, des mots si justes ; elle est belle ton âme, des émotions si pures. .. Tendresse ❤️

  4. Treyo dit :

    Salut Bartleby !
    Après un parcours qui ne me semble pas si éloigné du tiens, j’ai pu envoyer promener l’entreprise où je tournais en rond depuis tant d’années et je vais beaucoup mieux. Je pense effectivement n’être rien (« un rien qui se prend pour quelque chose pendant quelques décennies ») mais ça ne m’effraie pas.
    Il me semble que le seul sens que l’on puisse trouver à cette vie, c’est le plaisir que l’on trouve à vivre (épicurisme). Aussi je me demande régulièrement : « Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? » Et comme j’ai des goûts plutôt simples, je peux généralement me l’offrir.
    J’aimerais bien que ces mots puissent t’apporter quelque chose.
    Ton blog est vraiment intéressant.
    Je te souhaite le meilleur.

    • Merci pour ce message. Je ne connaissais pas Bartleby. Je suis allé m’instruire sur Wikipédia. Il faudra que j’essaie de lire l’oeuvre.

      Par une étrange coïncidence, c’est le nom choisi par The Economist pour sa nouvelle « column » récurrente, portant sur le management moderne et le monde du travail. Vaste programme, que nous ne manquerons pas de suivre avec intérêt.
      https://www.economist.com/business/2018/05/26/introducing-bartleby-our-new-column-on-management-and-work

      Autre étrange coïncidence, cette question « Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? » C’est une de ces phrases qui me hante, et dont j’ai retrouvé récemment une racine. Un billet intitulé « Le petit garçon » l’évoquera un jour, quand j’arriverai à le finir.

      En quelques mots : J’ai été éduqué à refuser cette question, et ce genre de questions. J’ai été éduqué à ne pas vouloir, à faire mon devoir et à juste attendre mon dû. J’ai été éduqué à ne pas demander, à ne pas oser demander, à ne pas savoir quoi demander.

      En y repensant, j’ai déjà essayé d’écrire sur ce thème, vous pourrez lire un vieux billet intitulé « Aucune chance », une brève période très particulière, toute une époque, c’est pas joli à lire, mais c’est comme ça.

      Aucune chance

Tous les commentaires seront les bienvenus.