La capitale du luxe

J’habite en banlieue parisienne, je travaille dans une autre banlieue parisienne, et j’ai très rarement l’occasion de voir Paris. J’aime Paris – ou plutôt, j’aimais Paris. Paris est devenue pour moi, au fil des années, une ville étrangère.

L’autre jour, j’ai pris la voiture avec ma fille pour déposer une de ses copines chez la mère de celle-ci à Paris. Sur le trajet de retour, j’ai fait le crochet pour montrer les Invalides à ma fille. On est arrivés par le Sud, par l’avenue de Breteuil, un très beau quartier, en vert au Monopoly. C’est une belle perspective sur les Invalides, ce monument élégant et clair. Elles sont belles, les perspectives dans Paris.

Et puis, en approchant, j’ai eu un choc. Le bâtiment qui borde la place Vauban est en chantier. Il est presque terminé, tout en noir, foncé, hideux. Avec six lettres énormes en blanc sur fond noir, visibles de loin, de très loin : CELINE. En majuscules et sans accent aigu.

Une boutique de luxe. Un bâtiment faisant partie des Invalides est désormais une boutique de luxe. Une cochonnerie de boutique de luxe. Dans les Invalides. Souillant la perspective. Souillant le monument historique. Souillant tout. Les cochons ! Les porcs ! Ça m’a énervé. Ça m’a choqué. Ça m’a vraiment choqué. Je n’ai pas su le cacher à ma fille, mais j’ai fini par me taire. Elle ne comprenait pas ce que j’essayais de dire. J’aggravais juste mon cas de râleur. De vieux con. Alors je me suis tu, et je me suis concentré sur ma conduite.

Les Invalides, c’est la France. Les Invalides, c’est le tombeau de Napoléon et c’est le musée de l’armée. Les Invalides, ça appartient à la nation, ça n’appartient pas à des vendeurs de sacs à main !

Beaucoup de pensées sont passées dans ma tête en quelques minutes. Il était vain de les dire à cet instant. Certaines étaient peut-être absurdes ou ridicules. Le présent billet en reprend quelques-unes. ( Je réalise en relisant ce billet que c’était la dernière fois que j’allais à Paris avant probablement un bon moment. C’était le dimanche 1er mars 2020. C’était il y a trois semaines. Ça semble une éternité. Ça semble presque déjà un autre monde. Mais ce n’est pas le sujet. )

Cette boutique de luxe, cette saloperie (allez, ma fille n’est pas là, je peux me lâcher sur le wording), cette saloperie de boutique de luxe implantée comme une verrue dans les Invalides, ce morceau des Invalides privatisé, usurpé, volé, volé pour une saloperie de boutique de luxe… c’est tellement significatif. C’est tellement emblématique de ce que ce pays et cette ville sont devenus.

Ce pays est aux mains de quelques oligarques, de quelques milliardaires, et les principaux ont fait fortune dans l’industrie du luxe — si on peut appeler ça une industrie. Bernard Arnault et sa famille (groupe LVMH). François Pinault et sa famille (groupe Kering). Eugène Schueller (1881-1957) et sa famille, plus connue sous le nom de famille de sa fille Liliane Bettencourt (1922 – 2017) (groupe L’Oréal). Et quelques autres. Sans surprise, ces trois familles forment le podium des milliardaires français en 2019.

Quand on observe Paris sous le soleil depuis les hauteurs de l’Ouest parisien, depuis le Mont-Valérien par exemple, on ne voit plus que ça : la Fondation Louis-Vuitton (« pour l’art contemporain »), étrange structure de verre et d’acier posée comme une bouse étincelante à cheval entre Neuilly-sur-Seine et le Bois de Boulogne. J’appelle ça le futur mausolée de Bernard Arnault.

Au centre de Paris, à côté du dernier chantier pourri des Halles, se dresse toujours le vieux bâtiment de la Bourse de Commerce, donné par la Mairie de Paris et désormais appelé Pinault Collection (« d’art contemporain »). J’appelle ça le futur mausolée de François Pinault.

François Mitterrand, Jacques Chirac et leurs prédécesseurs présidents de la République ont tous laissés à Paris un monument qui puisse porter leurs noms et leurs mémoires. Les petits présidents qui se succèdent depuis 2007 s’en sont bien gardé. Comme si le temps des monarques républicains était passé, remplacé par le temps des pharaons financiers. Comme si on n’avait pas assez médité cette sentence prêtée à François Mitterrand à l’automne 1995 :

Je suis le dernier des grands présidents. Après moi, il n’y aura plus que des financiers et des comptables.

Par parenthèse, le fait que ces oligarques attachent leurs mausolées à des « fondations pour l’art contemporain » rappelle que « l’art contemporain » n’est guère plus qu’un placement financier, dématérialisé et industrialisé, une des formes les plus abouties d’évasion fiscale, une sorte de condensé d’escroqueries contemporaines. Pour plus sur ce sujet, je signale un podcast très instructif, l’épisode de « Géopolitique » de RFI en date du 5 janvier 2020, sobrement intitulé « L’art, élément de la vie internationale » .

Est-on conscients de l’importance écrasante des milliardaires, et notamment des milliardaires du luxe, dans ce qu’il reste de la république française ?

Le 12 avril 2017, Frédéric Lordon avait très sobrement résumé la campagne présidentielle de 2017 en France :

Des milliardaires possèdent la presse et entreprennent de porter un banquier d’affaire à la présidence de la République. Voilà.

Est-on conscients de ce que le produit Macron lui-même doit aux milliardaires en général, et à Bernard Arnault en particulier ? L’une des clefs de sa carrière réside en ce que sa femme a enseigné de 2007 à 2015 au lycée privé jésuite Saint-Louis-de-Gonzague, Paris XVIème, à divers rejetons de l’oligarchie, et notamment aux enfants de Bernard Arnault. C’est ainsi que l’homme le plus riche d’Europe a fait la connaissance du jeune associé-gérant chez Rothschild. Depuis cette époque-là, dès cette époque-là, les Macron ont été très fréquemment invités chez les Arnault. Pour le reste, lisez notamment « Crépuscule » de Juan Branco. C’est très instructif.

Est-on conscients de l’importance écrasante des intérêts des milliardaires du luxe dans la politique de la France ? Un exemple récent suffira : Quand l’administration américaine décide de faire taire les velléités du gouvernement français de taxer les géants du numérique (les GAFAMs américains), il lui suffit de menacer de taxer les géants du luxe. Ça a très bien marché.

Se rappelle-t-on que Nicolas Bazire, bras droit de Bernard Arnault chez LVMH, fut le témoin du troisième mariage du premier petit président en 2008 avec un ex-mannequin ? Se rappelle-t-on que le témoin du deuxième mariage du même petit personnage en 1996 était Bernard Arnault lui-même ? Plus récemment, a-t-on noté qu’en octobre 2019, l’ex-« cerveau » du produit Macron, le dénommé Ismaël Émelien, trop compromis dans l’affaire Benalla pour pouvoir rester à l’Elysée, a été recasé dans le groupe LVMH ?

Est-on conscients de l’importance prise sur les esprits par la mode, le luxe, les marques de luxe, leurs médias, leurs intérêts, leurs manigances, leurs « valeurs », leurs « influenceurs » et autres cochonneries ? Le petit livre récemment publié par Zoé Sagan et intitulé « Kétamine » est à cet égard très éclairant – il faudrait que je trouve le temps d’en faire un petit compte-rendu. Un petit extrait jubilatoire, sur le sujet qui nous intéresse ici :

Le monde de la mode est né d’un vide, vide dont il avait besoin pour créer. Le monde de la mode a créé un vide encerclant l’individu et chacun de ses adeptes et plus particulièrement la jeunesse. Il a créé un vide culturel mondialisé. Ce développement du vide a commencé quand la communication a été redéfinie comme une performance impliquant le corps, la rhétorique visuelle et l’habillement. Stratégie et méthode déployées pour remplacer la responsabilité de l’individu par une définition originale de soi-même. Le selfie a remplacé le soi. Destituer le monde de la mode implique de quitter le paradigme du monde de la mode. Cela signifie percevoir le monde non pas comme vide mais au contraire, rempli de vie. La vérité est que les marques de mode d’aujourd’hui sont organisées exactement comme toute autre institution financière mondiale. Avec un seul ordre du jour : les marges. Des milliards sont dépensés pour créer l’illusion que ce sédatif institutionnalisé ressemble à une industrie créative.

Version courte, que je cite souvent, et qui, elle, est attribuée au Président Mao Tsé-Toung :

Les nations sont comme les poissons, elles pourrissent par la tête.

Par parenthèse, qu’est-ce que je pense de la mode ? Qu’est-ce que je pense du luxe ? Pas grand-chose de bon. Je l’ai déjà écrit sur ce blog il y a quelques mois, assez laborieusement j’en conviens, mais je m’y tiens, et je n’ai pas grand-chose à rajouter. Sauf peut-être cette phrase de Louise Michel lue en décembre dernier :

S’il y a des miséreux dans la société, des gens sans asile, sans vêtements et sans pain, c’est que la société dans laquelle nous vivons est mal organisée. On ne peut pas admettre qu’il y ait encore des gens qui crèvent la faim quand d’autres ont des millions à dépenser en turpitudes. C’est cette pensée qui me révolte !

Est-on conscients que le luxe est une impasse ? L’industrie du luxe est un des aspects de l’impasse économique dans laquelle s’est enfermé ce pays. Le poids de l’industrie du luxe dans ce qu’il reste de l’économie française, et dans ce qu’il reste de la république française, est tout simplement démesuré. Insensé. Absurde.

Quelques chiffres, glanés ici et là : Les quatre géants du luxe (Kering, Hermès, L’Oréal, LVMH) représentent le quart du CAC40. Le secteur pèse 1,7% du PIB, c’est-à-dire apparemment plus que l’automobile et l’aéronautique réunis, c’est-à-dire plus d’un dixième de toute l’industrie française, qui elle-même ne fait plus que 12% du PIB du pays.

Le luxe s’est approprié la France, et surtout Paris. Le luxe a corrompu ce pays et sa capitale. Depuis quand les publicités disent-elle « L’Oréal Paris » plutôt que juste « L’Oréal » ? Combien de marques de luxe se sont-elles aussi appropriées Paris ? Paris est à elles, aux marques de luxe. Paris n’est plus qu’une marque de luxe – et tant pis pour les habitants de cette ville et pour les habitants de ce pays. Ce n’est pas par hasard, si, dans les heures qui ont suivi l’incendie de Notre-Dame-de-Paris, les oligarques du luxe se sont précipités avec leurs milliards : il s’agissait pour eux de s’imposer à la table des négociations, non seulement pour la reconstruction de la cathédrale, mais aussi pour la transformation de toute l’Île de la Cité en une sorte de centre commercial du luxe à ciel ouvert.

Que reste-t-il d’autre à ce pays ? Tout le reste a été bradé, liquidé, délocalisé ou le sera bientôt. Pourquoi a-t-on encore des écoles d’ingénieurs, alors qu’il faudrait juste des écoles hôtelières ? Qu’est-ce qu’il reste à ce pays, à part du luxe, du tourisme, de la spéculation financière, de la spéculation immobilière, quatre banques systémiques (« too big to fail »), de l’optimisation fiscale type immobilier de luxe ou art contemporain, et quelques familles milliardaires pour chapeauter tout ça ?

Je repense souvent à ces phrases de Bernard Maris, dans « Charlie Hebdo » daté du 9 avril 2014, résumant le triste destin de l’économie de ce pays depuis Maastricht :

J’ai voté oui à Maastricht, oui au traité Constitutionnel. Aujourd’hui je pense qu’il faut quitter la zone euro. Il n’est jamais trop tard (même s’il est bien tard) pour reconnaître qu’on s’est trompé. J’ai cru, pauvre nigaud, qu’une monnaie unique nous mettrait la voie d’une Europe fédérale.
Donc monnaie unique, pouvoir régalien de battre monnaie supranational, tout ça conduisait à un État fédéral. Idiot. (…)
L’euro fort a détruit l’industrie française. D’autres facteurs ont aidé : la nullité des patrons français, l’insuffisance de la recherche, le transfert massif des « intelligences » (sic) vers la finance au détriment de l’industrie.
Soit on reste dans l’euro, et on accepte qu’il n’y ait plus aucune industrie en France, qu’il ne reste que du tourisme et un peu d’industrie informatique liée aux médias, mais ni avions, ni industrie pharmaceutique, ni biotechnologies, ni voitures évidemment, ni rien, soit on sort de l’euro et on sauve ce qui peut être sauvé.

On n’a rien sauvé du tout. On a juste quelques oligarques, notamment les milliardaires du luxe, qui imposent leur loi, et pillent ce qu’il y a encore à piller. Et les gueux sont invités à s’entre-déchirer pour les miettes.

L’été dernier, j’ai lu le monumental dernier roman d’Alain Damasio, intitulé « Les Furtifs ». Je n’avais jamais rien lu d’Alain Damasio, il était temps que je comble cette lacune. Il y a beaucoup à dire de ce monument, mais une seule idée suffira dans le cadre de ce billet : Dans le futur quasi-immédiat (2041) que décrit Alain Damasio, les grandes villes de ce pays ont été privatisées. À commencer par celles qui étaient déjà en train de se transformer en marques. Lyon, capitale de la gastronomie, a été achetée par Nestlé. Cannes, avec son festival du cinéma, a été achetée par Warner. Paris a évidemment été achetée par LVMH. Les marques et les villes ont fusionné. On ne dit plus Lyon, Cannes, Paris. On dit Lyon-Nestlé, Cannes-Warner, Paris-LVMH. Et attention ! Puisque ce sont des marques, le droit des marques s’applique, et on ne peut plus dire ou faire n’importe quoi avec ces villes, ce sont des marques déposées, ce sont des propriétés privées, etc. Tel est le futur selon Alain Damasio… On n’y est pas encore. Mais on y court.

Voilà tout ce qui m’est monté à la tête l’autre jour, alors que j’avais juste fait un détour pour montrer les Invalides à ma fille. Ma fille ne peut pas comprendre tout cela. Ma fille n’est pas consciente de tout cela. Elle ne le sera probablement jamais, et c’est peut-être mieux ainsi, pour elle. Ignorance is bliss.

Paris n’est plus une ville vivante et historique. C’est désormais un musée.

Paris n’est plus la capitale de la France. C’est désormais une marque de luxe.

Les Invalides désormais, c’est une cochonnerie de boutique de luxe.

Le monde est une porcherie.

Je me sens étranger dans la capitale de mon pays.

Je déteste l’époque où je vis.

Bonne nuit.

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Un commentaire pour La capitale du luxe

  1. paul dit :

    la phrase de louise michel…
    c’est pas seulement que le luxe soit une impasse économique, et uniquement dans ce pays…
    c’est une impasse culturelle globale…
    parce qu’il fascine jusqu’à ceux qui crêvent de fain, comme l’histoire de la petite fille aux allumettes…
    ensuite, il y a quelque chose d’important qui revient souvent, et pas que dans ce texte : le rapport d’un père à son enfant… ça me fait penser que ça doit être très lourd à supporter, cette sensation de montrer, de diverses façons, comme simplement une réaction négative devant ce monument ignoble dans une villes où il y a et avait autre chose « se montrant », donnant d’autres sens à la ville, à la cité, à la civilisation, à la société, à l’humain… de montrer à cet enfant le « côté obscure » du monde humain…
    je compatis, mais c’est probablement de ma part, une projection venant de ceque j’ai toujours refusé d’être père du fait de l’évidence à mes yeux de pauvre gosse refusant le père du fait de son inscription dans ce côté obscure du monde… et que donc, en moi, il y a l’évidence d’un « ne pas reproduire ça »… d’être un gosse voyant le côté obscure du monde…

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