Au commencement était Giscard

Je suis né quelques mois avant l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République Française, le 19 mai 1974.

Je n’ai aucun souvenir du 10 mai 1981, mais je me souviens très bien du matin du lundi 11 mai 1981 — jamais les enseignants ne nous avaient laissés passer autant de temps dans la cour de récréation.

J’ai grandi sous Giscard, et j’étais beaucoup trop petit pour comprendre quoi que ce soit. Je n’ai presque rien connu directement du septennat de Giscard, et je n’ai rien connu du monde d’avant Giscard.

Peut-être est-ce pour cela que je suis sensible à tout ce qui suggère qu’il y a un avant et un après Giscard — ou, au moins, un avant et un après les crises de 1971 – 1974.

Giscardisme et modernité.

L’autre jour, au détour d’un tweet, le camarade Zgur a renvoyé vers un de ses vieux billets, où il citait le verdict de l’écrivain John Saul sur Giscard. Je le cite à mon tour en l’abrégeant (allez le lire en entier sur le site de Zgur) :

Giscard est parvenu au pouvoir en plein milieu des crises fondatrices du pétrole, de l’inflation, du chômage et de l’absence de croissance. Il a contre-attaqué du mieux que pouvait un technocrate (…)

Et puis un soir, il est apparu à la télévision pour s’adresser aux gens. Il leur a annoncé que de grandes forces globales étaient à l’oeuvre. C’étaient des forces nouvelles. Des forces inévitables. Des forces tenant à l’interdépendance économique. Un gouvernement national n’y pouvait pas grand chose. Il était impuissant.

Cette apparition historique a sans doute représenté la déclaration initiale présentant la globalisation comme une force échappant au contrôle des hommes. Ce fut aussi l’invention du nouveau dirigeant : le gestionnaire castré.

Je traîne dans mes carnets, depuis plus de vingt ans, des phrases que Giscard est supposé avoir prononcé à la télévision, ou dans une conférence de presse, au début de son septennat. Ces phrases sont citées dans « L’Archange de Vienne », deuxième tome de la trilogie « Leçons de Ténèbres » de Françoise Chandernagor :

Le monde est malheureux. Il est malheureux parce qu’il ne sait pas où il va ; et parce qu’il devine que, s’il le savait, ce serait pour apprendre qu’il va à la catastrophe.

Je n’ai jamais oublié le verdict de Raymond Aron sur Giscard, que j’ai déjà cité plusieurs fois en ce blog :

Cet homme ne sait pas que l’Histoire est tragique.

Je n’ai aucun souvenir d’avoir vu les adieux de Giscard à la télévision, le 19 mai 1981. Cette séquence télévisée a souvent été ridiculisée, mais en relisant le texte prononcé, la force des derniers mots me frappe :

Et dans ces temps difficiles, où le mal rôde et frappe dans le monde, je souhaite que la Providence veille sur la France, pour son bonheur, pour son bien et pour sa grandeur. Au revoir !

Les mots…

Des grandes forces globales inévitables. L’impuissance. Le monde est malheureux. L’Histoire est tragique. Le mal frappe. La Providence. La Providence !

Giscard est arrivé à la présidence de la France — et moi au monde — juste après le premier choc pétrolier, celui d’octobre 1973. Peut-être plus important, il est arrivé juste après la dissolution du système monétaire de Bretton-Woods par Richard Nixon le 15 août 1971 — pour réviser cet événement fondamental, lire le récent résumé par Hervé Nathan dans Marianne, judicieusement intitulé « Et Nixon déchaîna les forces de l’argent ». La croyance religieuse en l’omniscience des « marchés » a démarré là.

Giscard est arrivé juste après le coup d’Etat du 11 septembre 1973 au Chili, prototype du coup d’Etat néolibéral, matrice de la « stratégie du choc » — des trucs promis à un brillant avenir.

Giscard est arrivé juste après la dernière mission Apollo sur la Lune — Apollo 17, revenu le 19 décembre 1972. Il est arrivé alors que l’élan de la conquête spatiale amorçait déjà son déclin. Mais l’image de la Terre, minuscule point bleu dans le vide spatial, amorçait son envol. L’idée que la Terre n’est qu’un point dans l’univers avait été semée, en 1968, par les images fictives de « 2001: A Space Odyssey » et par les images réelles d’Apollo 8. Cette idée ne s’arrêterait plus. Un tout petit point. Presque rien. Plus possible de se prendre pour autre chose que des petites choses sur une petite planète.

Giscard est arrivé en même temps que le rapport Meadows, publié en 1972, également connu sous son titre américain (« The limits to growth »), son titre français (« Halte à la croissance ?« ) ou le nom de son commanditaire (« Le Club de Rome »). Le rapport Meadows est un grand jalon de la prise de conscience de la finitude du monde, de l’incompatibilité de la croissance économique et démographique et des contraintes écologiques. Plus possible après le rapport Meadows d’ignorer le problème — même si c’est ce qui est advenu.

Giscard est arrivé après la mort des géants du XXème siècle tragique, notamment le chêne tombé le 9 novembre 1970 à Colombey-les-Deux-Eglises. Giscard est arrivé dix ans après la fin de la dernière grande guerre sur un territoire nominalement français, le 19 mars 1962 — il a inauguré l’âge des « interventions extérieures », de Kolwezi à Serval. Giscard est arrivé après les grandes guerres et les grands héros.

Giscard est le président de tout ça. De la fin des temps héroïques. Du début du monde fini. De la fin de la croissance. Du début de capitalisme décomplexé et de la dictature financière.

L’expression « Le monde d’hier » appartient depuis 1942 et pour l’éternité à Stefan Zweig (« Die Welt von Gestern »), et désigne ainsi principalement l’Europe d’avant 1914, notamment la douce Mitteleuropa et la très étrange Autriche-Hongrie. Mais elle peut être appliquée à d’autres césures. Le monde d’hier. Le monde d’avant.

J’ai beaucoup lu l’an dernier, en 2014, sur le monde d’avant 1914. Je cherchais des parallèles de 1914 à 2014. Je n’en ai pas toujours trouvé. J’ai ressenti, souvent, combien ce monde, le monde d’avant 1914, était différent de celui que je connais, et combien il m’était incompréhensible.

Ainsi, en lisant ou en écoutant diverses sources sur la France des années 1950, 1960s, ou du début des années 1970s — bref, sur la France d’avant Giscard –, je ressens, souvent, la même chose : l’impression d’un monde au fond incompréhensible pour moi, moi qui suis né avec Giscard. Trop différent. Pas les mêmes couleurs, pas les mêmes mots, pas les mêmes réflexes, pas les mêmes croyances, pas les mêmes bases.

Je suis tellement habitué — nous sommes tellement habitués — à toutes sortes de « données de base », présentées comme des évidences, des fondamentaux, des fatalités, spontanées, naturelles ! Nous n’arrivons pas facilement à penser sans elles. Que ces « données de base » soient vraies ou fausses, tangibles ou factices, réelles ou fictives, ça ne change rien. Elles définissent un cadre. On n’arrive pas facilement à imaginer en dehors. On n’arrive pas facilement à imaginer avant.

Avant que la mondialisation ne permette de tout justifier, en particulier toutes les régressions économiques, sociales et environnementales.

Avant que les catastrophes financières ne paraissent comme un horizon indépassable.

Avant que la dictature de l’argent ne paraisse naturelle.

Avant que la Lune ne fasse plus rêver.

Avant que la Terre ne paraisse toute petite.

Avant que la France ne paraisse toute petite.

Je me suis souvent demandé si Issac Asimov avait voulu faire passer un message, en donnant le nom de R. Giskard Reventlov à un de ses personnages dans les années 1980s. Plus précisément, à l’un des deux personnages principaux des deux romans qu’il a alors publiés, ou plutôt insérés, pour relier ses trois principales séries, celle des Robots, celle de l’Empire et celle de Fondation, Pour faire court, Giskard est le robot qui décide que l’humanité doit quitter la Terre pour son propre salut — sans en être sûr, ce qui est un comble pour un robot.

Giskard est le robot qui lance l’humanité dans l’après. Je me demande pourquoi Asimov l’a appelé Giskard — avec un K comme dans Philip K. Dick ?

Le monde d’avant ne reviendra pas.

Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de choses. Il faut faire avec.

Mais il est important de savoir d’où on vient.

Et d’essayer de comprendre ce qu’il y avait avant. Ça peut aider à imaginer ce qu’il faudrait après.

Comprendre ce qu’il y avait dans les têtes. Vrai ou faux. Tangible ou factice. Réel ou fictif. Comment ça y est arrivé.

Ces hommes croyaient en Dieu et aux forces du mal.

Et nous, nous croyons en la mondialisation et aux forces du marché.

Et nos enfants, ils croiront en quoi ?

Bonne nuit.

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3 commentaires pour Au commencement était Giscard

  1. Gavroche dit :

    Chouette billet. Et chouette blog aussi. Pour un « jeunot », c’est pas si mal !

    Effectivement, c’est à cette époque que les banques centrales sont devenues « indépendantes » (comprendre inféodées aux marchés), que Reagan et Thatcher ont fait triompher l’idéal de Milton Friedman et de ses Chicago boys :

    Petit cours d’économie à l’usage des mal-comprenants


    et tout ça avec la bénédiction des anciens de 1968, tous passés du col mao au Rotary …

    Et sinon, Giscard m’a toujours fait marrer. J’aimais bien les caricatures du regretté Cabu. Et la chanson de Ferrat sur « les républicains indépendants ».

Tous les commentaires seront les bienvenus.