Du confinement des uns et des autres

Que dire du confinement imposé à ce pays pendant la pandémie du Covid-19 ?

Qu’est-ce que j’en retiens ?

Les dates sont faciles à retenir : ça a commencé après un vendredi 13, le mardi 17 mars 2020 ; ça a formellement fini après un vendredi de pont du 8 mai, le lundi 11 mai 2020. 17 mars, 11 mai. 55 jours. J’aime bien les chiffres remarquables, premiers, palindromiques, cryptiques.

Et puis, 55 jours, ça renvoie à une vieille chanson de Michel Sardou au début des années 1990s. Et, que voulez-vous, j’ai toujours bien aimé Michel Sardou, surtout les chansons dont je pensais qu’elles ne me concerneraient jamais.

On a tous un amour sublime
Caché dans sa mémoire intime
Chaque homme a sa musique à lui
55 jours 55 nuits

Ceci n’est pas un journal de confinement. Ceci est juste quelques réflexions personnelles et de courte vue, au ras de mon sol à moi (banlieue parisienne, métiers télé-travaillables, etc), sur une période étrange. En attendant la suivante.

C’est dans le désordre, c’est sûrement pas assez travaillé, mais tant pis, c’est ainsi. Peut-être que j’ai juste envie de passer à autre chose, comme beaucoup de gens.

Je ne mets plus le mot confinement entre guillemets, et j’écris au passé. Même si, dans mon cas personnel, comme pour pas mal de monde encore, le confinement n’est pas vraiment terminé.

Alors que pour certains il n’a jamais vraiment commencé.

Tout le monde n’a pas vécu la même chose.

Vraiment pas.

Cette période aura illustré une fois de plus la futilité de l’unanimisme de pacotille. La fabrique du nous aura tourné à plein régime. « Les Français », « Nous », « Nous tous », bla, bla, bla.

C’est imbécile. Nous n’avons pas vécu les mêmes choses. Et comment prétendre qu’un confinement aurait rapproché les habitants d’un pays ?

Nous n’avons pas fait les mêmes gestes.

Nous n’avons pas vécu les mêmes choses.

Nous avons certes tous subi les mêmes injonctions, les mêmes propagandes, les mêmes formulaires idiots ; mais nous n’avons pas vécu les mêmes choses.

Combien de ceux qui applaudissaient bruyamment les soignants tous les soirs à 20 heures avaient jadis voté pour les fossoyeurs du système de santé et autres services publics – et combien voteront à nouveau pour ces ordures le moment venu ? J’ai voté pour François Hollande en 2012 ; tous les soirs à 20 heures, je n’ai pas fait de bruit, j’ai juste médité cette honte.

Tout le monde n’a pas vécu la même chose.

Parmi les anglicismes de cette période, celui-ci : Certains ont eu un bon confinement.

D’autres ont eu un mauvais confinement.

Certains ont été à l’étroit.

D’autres ont été au large.

Certains ont fui.

D’autres sont restés.

Certains ont eu du temps.

D’autres ont eu encore moins de temps qu’en temps ordinaire.

Certains se sont ennuyés pendant le confinement.

D’autres ont été encore plus débordés que jamais.

Et pour d’autres, ça n’a pas changé grand-chose dans leur emploi du temps.

J’ai retenu les chiffres donnés par Dominique Meda dans l’entretien qu’elle a accordé à La Tribune en date du 14 avril 2020, sous le titre « Dans les consciences des citoyens fermente une révolution » : un tiers des travailleurs ont continué à aller au travail comme d’habitude, au péril de leur santé ; un tiers ont « télé-travaillé » ; un tiers ont été privés de travail.

Certains sont allés travailler la peur au ventre tous les jours.

D’autres n’ont guère eu de raisons d’avoir peur.

Certains ont permis au pays de tenir.

D’autres n’ont rien permis du tout.

Certains travaillaient déjà nuit et jour, week-ends inclus. Ils continuent à travailler nuit et jour. Avec fierté. Ils sont importants, voyez-vous. Ils ont réussi, ne l’oubliez pas. Et, par-dessus le marché, en ces temps difficiles, certains ont même « charge d’âme ». Le truc, c’est surtout qu’ils adorent ça, et qu’ils savent pas s’arrêter, mais chut, il ne faut pas le dire.

D’autres ont réalisé que les dernières digues entre vie professionnelle et vie personnelle venaient de disparaître. Avec effroi. Le télé-travail ne laisse pas plus de place à la vie que le travail. Un très bel article de Jennifer Senior dans le New York Times en date du 17 mai 2020 est intitulé : « Farewell, Office. You Were the Last Boundary Between Work and Home. » : « Adieu bureau. Tu étais la dernière barrière entre le travail et la maison. »

Certains se sont vautrés avec délectation dans l’ivresse du travail.

D’autres ont cherché avec détermination à reconstruire des digues. Avec leur pelle et leur seau, et avec des résultats mitigés.

Certains se trouvent très bien en tête-à-tête avec eux-mêmes et avec les leurs, en permanence et sans limite.

D’autres se sont retrouvés asphyxiés par le huis clos. Ils ont réalisé en quelques jours qu’on les avait privés de leur respiration quotidienne. Ils ont senti leur oxygène mental se raréfier. Ils se sont retrouvés prêts à saisir n’importe quelle occasion, n’importe quel prétexte pour s’esquiver même juste quelques instants.

Le confinement, extension du domaine du on tourne en rond.

Ceux habitués à cracher du feu ont continué à cracher du feu.

Ceux habitués à guetter avec angoisse les départs de feu ont réalisé en quelques jours qu’ils allaient devoir guetter les départs de feu en permanence, sans répit ni respiration.

Comme le savent les cosmonautes et les sous-mariniers, les départs de feu en milieu confiné sont encore plus dangereux que les départs de feu au grand air. Par parenthèse, le documentaire sur Eugene Cernan qui traîne sur Netflix est excellent.

Certains voyaient peu les invisibles avant ; ils les ont à peine vu pendant ; ils les voient encore moins depuis.

Certains ne voyaient pas grand-chose avant ; ils n’ont rien vu du tout pendant ; ils ne veulent désormais plus rien voir.

Certains ont trop mangé.

D’autres ont eu faim.

Certains ont abandonné toute forme d’exercice physique et ont pris du poids.

D’autres ont béni leur chance d’avoir un vélo d’appartement ou équipement équivalent et ont tenu leur ligne. Cinquante-cinq jours, quarante-huit heures, mille deux cents bornes. Les chiffres me perdront.

Certains se sont sentis très bien confinés.

D’autres se sont sentis très mal confinés.

Certains se désespèrent de ne plus voir grand-chose ni grand monde.

D’autres semblent s’en moquer éperdument. Ils ne sortent jamais, ils ne vivent qu’à travers leurs écrans, ils ne manquent de rien, ils trouvent tout ça très bien.

Certains se moquent des gens.

D’autres pas.

Les gens ! Je voudrais revoir des visages familiers. Des habitués du même train, du même wagon, de la même heure que moi. La grosse dame qui se précipite toujours pour essayer d’avoir une place assise, que je suis toujours ravi de lui céder, c’est pas la peine de me faire la gueule. Le type sans âge comme moi qui se laisse passer devant parce que lui aussi visiblement il s’en fiche d’être debout. Le vendeur de journaux de l’autre gare. Les collègues. Les gens de la cantine. Les dames des boulangeries. Les pompiers de service. Les Libanais du libanais. Les adolescents entassés au soleil au square. Les gens. Les êtres humains. Mes semblables.

Les collègues ! Surtout les collègues avec lesquels je ne travaille pas directement. Ceux que je croise juste de temps en temps. Ceux à qui je ne fais que dire bonjour le matin. Ceux dont je n’ai pas directement besoin, et qui n’ont pas directement besoin de moi. Ceux qui sont de ma génération, et puis ceux qui sont d’autres générations. Ceux avec qui je ne fais que bavarder de temps en temps. Ceux dont parfois je ne connais que le prénom. L’autre jour, j’ai discuté par Teams (la messagerie instantanée d’entreprise selon Microsoft) avec une collègue, juste pour prendre des nouvelles. Pendant des mois j’avais mené une réunion dans la pièce adjacente à son bureau tous les matins à 8h30, ça crée un lien, mais j’ai eu un doute sur son nom de famille, j’ai dû aller vérifier dans un vieux mail. Bref, je lui ai dit bonjour. Elle allait bien. Elle m’a raconté comment se passait le confinement de son côté. Et puis, au bout d’un moment, elle me demande : « Au fait, tu voulais quoi ? » Rien. Je ne voulais rien du tout. Je voulais juste causer. Savoir comment elle allait. Mais avec Teams comme avec tous les machins informatiques équivalents, on finit par ne plus parler que si c’est nécessaire dans le cadre du travail, pour une tâche ou un sujet précis. Tout le reste a disparu. Et au fond c’était peut-être le plus important.

Les gens qu’on rencontre par hasard. Les gens de passage. Les nouveaux, à qui il faut tout montrer. Les égarés, qu’il faut guider. Les gens qu’on n’aurait jamais dû rencontrer. Mais, encore une fois, par Teams et Outlook et assimilés, il n’y a pas de hasard. Ce sont juste des outils de travail. D’ailleurs, tout ce qui est écrit est enregistré, indexé, archivé, officiel. Eviter les paroles en l’air, les ballons d’essai, les digressions, les dérapages. Ce sont juste des outils de travail. Work sucks. Vous avez le droit de garder le silence, mais tout ce que vous direz pourra et sera utilisé contre vous devant un tribunal.

Des gens. Juste des gens.

Des gens que peut-être je ne reverrai jamais. Jamais autrement que par écrans interposés.

Dans mon secteur d’activité, l’informatique, nous avons été habitués au fil des années à travailler avec des collègues lointains, en « offshore » ou « nearshore » comme on dit maintenant. Au début, on les voyait systématiquement, on allait là-bas, ou ils venaient ici. Puis sont arrivées des circonstances où on travaillait avec des gens qu’on n’avait jamais vus, et qu’à la fin on réalisait qu’on n’aurait jamais vus. Ça s’est fait progressivement. Et puis c’est devenu la règle. Je sais que je ne verrai jamais aucun de mes collègues du bout du monde. C’est comme ça.

Alors au fond ce confinement, c’est peut-être le début de l’étape suivante.

Tous les collègues vont devenir comme les collègues du bout du monde.

Il n’y aura plus d’étrangers
On sera tous des étrangers

Confinés, nous sommes tous des délocalisés.

People in this world we have no place to go

Certains vivaient déjà confinés avant le confinement.

Certains font à peine la différence entre leur vie pendant le confinement, et leur vie après le confinement.

Certains ne voyaient déjà pas grand-chose avant, maison, voiture, bureau et rien d’autre. Ils ne voient maintenant plus rien du tout, en dehors de « chez eux ».

« Chez moi », ça ne veut plus dire quelques kilomètres carrés, « somewhere », des quartiers, des communes, des territoires ; ça veut juste dire quelques mètres carrés et puis c’est tout. Et ça leur va très bien.

Il faisait très beau le soir du lundi 11 mai 2020. Il a fait très beau en fait tous les soirs de cette semaine-là. J’avais juste envie de dévorer le bitume.

Certains sortaient peu ; ils ne sortent désormais plus.

D’autres sortaient avec plaisir ; ils sortent désormais avec enthousiasme.

Certains se faisaient livrer certaines choses, mais uniquement entre certaines heures. Désormais ils se font livrer tout et absolument n’importe quoi, à toute heure et tous les jours. Pour les livraisons, les notions de dimanche et de jours fériés n’existent plus du tout ; et encore moins les notions de produits essentiels et non-essentiels. Le confinement aura juste déplacé ou abrogé certaines limites. Elles ne reviendront jamais. Tant mieux pour les nantis qui se font livrer ; tant pis pour les esclaves qui livrent.

Certains espèrent un « monde d’après » différent.

D’autres veulent juste que tout continue, comme avant ou comme maintenant, ils sont bien comme ils sont, tout va bien pour eux, et le reste on s’en fout. Par parenthèse, un très bon résumé de la « philosophie » d’Ayn Rand tient en cinq mots : « I got mine, fuck you. » (il faut vraiment que je traduise ça aussi ?).

Certains espèrent que l’expérience du confinement fera reculer l’individualisme, typiquement par la prise de conscience du collectif et des dépendances.

D’autres se révèlent encore plus individuels et individualistes qu’avant, sont encore plus aveugles à leurs dépendances qu’avant, et encore moins collectifs qu’avant. Ils voient encore moins qu’avant. Et ils ne voient pas qu’ils ne voient pas.

Chassez le naturel, il revient au galop.

Face à une situation nouvelle, chacun se raccroche à ce qu’il sait faire le mieux, à ce qui le définit. Chacun sa spécialité. Les ventes d’armes ont explosé aux Etats-Unis. Les pays pionniers en outils de surveillance de masse, de Singapour à la Corée du Sud, ont surveillé. Boris Johnson a fait le clown. L’industrie allemande a été efficace. L’administration française a inventé des formulaires grotesques, permettant aux flics de fliquer un peu plus ceux qu’ils fliquaient déjà avant. À chaque pays sa spécialité.

La France est un pays de flics
À tous les coins de rue y en a cent
Pour faire régner l’ordre public
Ils assassinent impunément

Le travail de bureau devenu télé-travaillé, c’est la même chose en pire. Les organisations toxiques deviennent encore plus toxiques. Les chefs cyniques deviennent encore plus cyniques. Les brutes deviennent encore plus brutales. L’information qui circulait mal circule encore plus mal. Les empathiques deviennent encore plus empathiques.

Bref, à bien des égards, le confinement aura consisté à généraliser ce qui avait déjà commencé avant.

J’admire beaucoup Olivier Ertzscheid. J’apprécie beaucoup son blog « Affordance ». Son billet daté du 15 mai 2020 et intitulé « Le virus et les affordances » est presque parfait sur ce point.

Je n’ai pas grand-chose à dire sur le « monde d’après ». Je déteste cette expression. Le monde d’après sera principalement forgé par les dominants du monde d’avant. Les dominants savent et sauront effrayer les dominés pour que ceux-ci ne rêvent juste que tout redevienne comme avant.

Certains n’attendent du gentil gouvernement qu’une chose, qu’il ait la gentillesse de lever l’interdiction de voyager au-delà de cent kilomètres en juin pour qu’on puisse partir en vacances au mois de juillet comme avant, et ce genre de choses.

D’autres rêvent de révolution.

On a tous une passion perdue
Un rêve qui n’est pas revenu
Des souvenirs pour toute une vie
55 jours 55 nuits

Le monde d’après sera principalement forgé par les dominants du monde d’avant.

Et le théorème du Guépard s’appliquera une fois de plus :

Il faut que tout change pour que rien ne change.

Le monde d’après sera vraisemblablement le monde d’avant, en pire.

Et le théorème de Claude Lelouch s’appliquera lui aussi :

Le pire n’est jamais décevant.

Nous sommes déjà dans une dystopie. Nous sommes déjà dans l’utopie des dominants.

We live in Utopia; it just isn’t ours.

Confinés, le monde est encore moins nôtre.

Bonne nuit.

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5 commentaires pour Du confinement des uns et des autres

  1. smolski dit :

    Le fond du confinement est dans les terribles souffrances et disparitions en chaîne, cet « économicide » planétaire porté par la totale socialisation démocratique en marche, la fameuse « Main du Marché » pleinement visible dans son âpreté [caractéristique de ce qui est âpre, violent].

    « Qui l’ignorait, franchement, que « la santé » est un « bien précieux » ? Qui ne le voyait pas, à part lui [macron] et les siens, des billets devant les yeux, une Golden Card sur le coeur ? »

    https://francoisruffin.fr/ce-que-revele-cette-pandemie-cest-avant-tout-leur-connerie/« 

  2. smolski dit :

    « Je ne respire plus… Je ne respire plus… » George Floyd

  3. Le Monolecte dit :

    Tu as mis le doigt sur ce que je cherche à comprendre depuis le début : c’est la fin du commun. De ce que nous avons en commun, c’est l’individualisation ultime.

    • C’est horrible, n’est-ce pas ?
      Je viens de finir le dernier papier de Christian Salmon sur Mediapart, intitulé « Que peut la littérature par temps d’épidémie ? », voici sa conclusion :
      « Le confinement réalise ainsi le rêve de toute société totalitaire selon Hannah Arendt : la « mobilisation totale ». Son objectif est atteint lorsque les gens ont perdu tout contact avec leurs semblables aussi bien qu’avec la réalité qui les entoure. Car en même temps que ces contacts, les hommes perdent à la fois leur faculté d’expérimenter et celle de penser. »
      Source : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/240520/que-peut-la-litterature-par-temps-d-epidemie

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