Pistes de lecture – Prépas, grandes écoles, pour quoi faire ?

Julie Tirard, dans Rue89, le 13 juin 2013, sous le titre « Elle court, elle court, la dépression de ces jeunes bien diplômés » :

Au collège ils sont bons ou très bons et intègrent sans aucun souci la classe de seconde, que les prétendus meilleurs quitteront pour la première S, « la voie royale mon petit, et toutes les portes te seront ouvertes ! » (…) « A quoi ça sert d’aller en prépa ? – T’occupe, tu fais partie de l’élite, sois fier et travaille pour tes concours ». (…)

Valérie [22 ans, élève à Sup de Co Grenoble] estime qu’il est déjà trop tard pour réaliser son rêve. Elle n’ose pas le dire tout haut car elle devrait être fière de son école, de sa prépa, de ses études, et au fond elle l’est, mais tout ce qu’on voit dans ses yeux, c’est de la désillusion.

J’évoque mes amis allemands, encore à la fac à trente ans, mes amis belges, qui ont pris le temps de voyager avant d’intégrer l’université, et puis ceux qui montent des start-up à la chaîne, mais rien n’y fait. Ici c’est la France.

Pas le temps de se poser de questions, encore moins de prendre des risques, soyez fiers de votre parcours jeunes diplômés et trouvez vite un CDI, c’est tout ce qu’on vous souhaite. Pas moi. J’espère seulement que la prochaine génération aura encore des rêves, que leurs parents déçus sauront les laisser se réaliser.

Marie Desplechin, dans Le Monde, 3 février 2012 :

La France a l’amour vache. En envoyant ceux qu’elle considère comme les meilleurs de ses enfants en classes préparatoires aux grandes écoles, elle leur inflige un régime dont la rigueur étonne ailleurs, dans les pays nordiques et anglo-saxons notamment. Pour un pays qui s’autoflagelle si volontiers au motif qu’on n’y travaillerait pas assez, c’est remarquable. (…)

A société cruelle, formation brutale. Dans le pamphlet effaré qu’il consacre à l’école française (On achève bien les écoliers, Grasset, 2006), l’Américain Peter Gumbel compare les prépas françaises à l’armée américaine en guerre, telle qu’elle est représentée dans le film Full Metal Jacket, de Stanley Kubrick. (…)

Il n’existe pas de statistique du mal-vivre en classes préparatoires, de données sur les suicides, maladies, anorexies… Une étude avait bien été initiée, au début des années 1990. « Nous n’avons jamais eu ni l’argent ni l’adhésion des grandes écoles » pour la faire, expliquait la psychologue et épidémiologiste Marie Choquet, dans Le Monde Magazine, en 2010. (…)

Chez les très bons élèves, ceux que leur triple héritage bourdieusien (social, financier, culturel) sur-adapte au système ou ceux, plus rares, que des dons singuliers distinguent, le constat en reste là : deux ou trois années enrichissantes et plutôt heureuses.

Mais chez les autres, les juste bons, les moins conformes, le discours se fissure vite. Il apparaît que l’inestimable se paie, cher. Ce sont les nuits de trop peu de sommeil, les repas avalés en vingt minutes, l’épuisement. Le sentiment de l’insuffisance, de l’incapacité, entretenu par quelques enseignants, minoritaires mais marquants, sur des élèves qu’ils « cassent ». (…)

On leur a dit et répété qu’ils étaient la crème et le gratin, et les voilà dans le même temps traités comme des enfants un peu rétifs. Pour Samuel : « Je n’avais jamais eu l’impression, avant, d’être un délinquant qu’il fallait remettre dans le droit chemin. » Il s’interroge : « C’est une politique d’intimidation dont je ne vois pas très bien l’utilité. »

  • Utilité ? Légitimer « ceux que leur triple héritage bourdieusien (social, financier, culturel) sur-adapte au système ». La reproduction. Le dressage. Tout simplement. Tellement évident qu’on le perd facilement de vue.

Anne Chemin, dans Le Monde, le 7 février 2013 :

Beaucoup d’aînés se disent heureux d’avoir comblé les attentes de leurs parents : ils racontent avoir éprouvé un sentiment de fierté en leur offrant diplômes et succès. Mais d’autres se plaignent à mi-voix du poids de cette pression parentale. « Je pense avoir occupé la place que mes parents avaient plus ou moins consciemment décidée pour moi, explique Alexandra Lalo, professeure des écoles. Mes bons résultats scolaires, mes études universitaires n’ont été, dans une certaine mesure, qu’une manière de faire ce que mes parents attendaient. La contrepartie est une profonde détresse quand je ne réussis pas quelque chose et des ambitions très raisonnables – je ne prends jamais le risque d’entreprendre quelque chose si je ne suis pas presque sûre d’y arriver. »

  • En effet, n’oublions pas les parents. Rôle terrible.

Nolwenn Le Blevennec, dans Rue89, le 27 novembre 2010, sous le titre « Ces trentenaires qui n’ont plus envie de se lever pour bosser » :

De nombreux jeunes Français soignent donc leurs CV, comme des nouveaux-nés. Il faut enchaîner Bac S, prépa, grandes écoles. Rafaël Vivier, fondateur de Wit-Associés, un cabinet de chasseurs de tête, voit tous les jours défiler des victimes de la trilogie infernale. Ils officient dans le conseil, le droit, l’audit, la gestion, le marketing ou la finance, et sont en quête de sens et de sensations.

« Certains se demandent pourquoi ils travaillent toute la journée, comme des acharnés, pour faire bouger un cours de Bourse de un euro dans la journée », dit Rafaël Vivier. (…)

  • Comme l’explique Smith dans « The Matrix Reloaded » :

We’re not here because we’re free; we’re here because we’re not free. There’s no escaping reason, no denying purpose, for as we both know, without purpose we would not exist.

Robert J. Shiller, dans Project Syndicate, le 20 septembre 2013, sous le titre « The Best, Brightest, and Least Productive? » :

Are too many of our most talented people choosing careers in finance – and, more specifically, in trading, speculating, and other allegedly « unproductive » activities?

In the United States, 7.4% of total compensation of employees in 2012 went to people working in the finance and insurance industries. Whether or not that percentage is too high, the real issue is that the share is even higher among the most educated and accomplished people, whose activities may be economically and socially useless, if not harmful. (…)

We surely need some people in trading and speculation. But how do we know whether we have too many?

To some people, the question is a moral one. Trading against others is regarded as an inherently selfish pursuit, even if it might have indirect societal benefits.

  • La finance moderne est fondamentalement nuisible. Inutile. Nocive. Toxique. Et j’en passe, et des pires, j’y reviendrai surement. La finance moderne est le cancer de l’économie réelle. Et pourtant, c’est elle qui draine le plus de jeunes diplômés, c’est elle qui attire le plus de talents. Quel gaspillage ! Quelle honte ! Quelle horreur !

Jérôme Choain, dans BastaMag, le 5 novembre 2013, sous le titre « Je serais tellement plus utile au chômage » :

Lorsque je suis arrivé, tout à mon émerveillement, j’étais plein d’envies, de volonté de faire quelque chose de bien. J’ai pensé à 10 000 trucs pour mettre mes modestes connaissances au service de la commune, de l’école, du collège, des vieux… Et le constat est simple : à chaque fois que je pensais à quelque chose d’utile à la société, c’était impossible de pouvoir en vivre. Et tous les trucs qui me semblaient avoir une chance de marcher étaient au mieux inutiles, plus souvent nuisibles. Donc hors de question.

Pourtant, il y en a des choses à faire pour booster la société. Pour ne parler que de mon domaine, les développeurs pleins d’envies et de générosité sont légions. Ils sont capables de grandes choses. Ceux qui ne connaissent pas ce monde n’imaginent peut-être pas à quel point ils sont capables d’aider la communauté dans tous les aspects de la vie quotidienne.

Mais toute cette énergie, toute cette puissance est mise au service de la marge à deux chiffres. L’immense majorité de ces artisans du futur finiront dans de tristes gratte-ciels à développer une technologie rentable pour les actionnaires, parfois nuisible, en tout cas éloignée de toute considération pour l’intérêt général. Un seul coupable : l’emploi et donc la soumission comme unique perspective de revenus. Je sais, il existe aussi des entrepreneurs. On en parlera peut-être une autre fois.

Tant qu’on nous éduquera dans l’espoir d’avoir « une belle situation » (entendez « grassement payée », pas « noble métier »), ça ne risque pas de bouger.

Être ingénieur, ce pourrait être beau. Innover, inventer pour libérer les hommes du travail abrutissant, ce serait grand. Le faire pour pousser massivement les gens au chômage, c’est une honte. J’entendais récemment Fleur Pellerin déclarer tous sourires numériques déployés que « les petits emplois c’est fini, on ne peut pas rivaliser avec les pays émergents, il faut développer les hautes technologies et les emplois hautement qualifiés ». Ah oui ? C’est une ministre socialiste qui nous chante ça ? Et on fait quoi des gens « non qualifiés » ? Tout le monde à la poubelle ? Concrètement oui, c’est bien ce que nous faisons. Et comme les dirigeants sortent exclusivement des zones « qualifiées », on continue le massacre dans des rêves illusoires de formation professionnelle qui vont élever le bon peuple.

  • Comme le constate Tyler Durden dans « Fight Club » (1999) :

Man, I see in Fight Club the strongest and smartest men who’ve ever lived. I see all this potential, and I see it squandered. God damn it, an entire generation pumping gas, waiting tables … slaves with white collars. Advertising has us chasing cars and clothes, working jobs we hate so we can buy shit we don’t need. We’re the middle children of history, man. No purpose or place. We have no Great War. No Great Depression. Our great war is a spiritual war. Our great depression is our lives. We’ve all been raised on television to believe that one day we’d all be millionaires, and movie gods, and rock stars, but we won’t. And we’re slowly learning that fact. And we’re very, very pissed off.

Bonne nuit.

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