L’ivresse de l’été 2000

Le dimanche 2 juillet 2000 avait lieu la finale du Championnat d’Europe de football, opposant la France à l’Italie.

J’aurais bien voulu voir ce match, la France en finale c’était encore assez rare, mais j’ai cherché en vain dans cet énorme aéroport un écran de télévision le diffusant. Là-bas, football ça se dit soccer et ça les intéresse pas, même une finale de Championnat d’Europe. Je n’ai pas vu ce match. J’ai juste vécu le dernier quart d’heure fatidique — égalisation de Wiltord pendant le temps additionnel, but en or de Trézéguet pendant la prolongation — au téléphone avec mon frère. On était contents. On a raccroché. 23 heures en Europe occidentale, 5pm EST.

J’étais en transit à l’aéroport de Newark (IATA:EWR), New Jersey, Etats-Unis d’Amérique. Le temps de ce billet, je vais juste dire « Amérique », désolé pour les autres Amériques. L’Amérique. America! America!!

De cet aéroport, les baies vitrées côté Est offraient une vue imprenable sur la skyline du Lower Manhattan, dominée depuis 1973 par les deux tours jumelles du World Trade Center. Il faisait très beau cet après-midi-là, au cœur de l’Empire. J’ai longuement contemplé la skyline de Manhattan en attendant ma correspondance.

Aéroport, aérogare, mais pour tout l’or m’en aller
C’est le blues, coup de cafard, le check-out assuré
Vienne la nuit et sonne l’heure, et moi je meurs
Entre apathie et pesanteur, où je demeure
Changer d’optique, prendre l’exit, et m’envoyer en Amérique

Je venais d’Europe, j’arrivais en Amérique.

J’avais bien bossé les années précédentes. J’y avais plusieurs fois laissé ma santé, mais on avait réussi à faire marcher la chose. Ils avaient fini par me donner un award, une promotion, des responsabilités. Et maintenant, ils voulaient que je vienne continuer le travail en Amérique. J’y avais déjà passé trois semaines au printemps, j’étais arrivé la semaine où Joschka Fischer avait prononcé à la Humboldt-Universität zu Berlin le discours qui dans une uchronie à écrire aurait été le discours fondateur des États-Unis d’Europe. Après ces trois semaines, j’étais reparti en Europe pour revenir en Amérique le plus vite possible.

J’avais bien bossé les années précédentes, alors ils m’avaient envoyé en Amérique. Ils m’avaient fait faire un visa de travail. Un visa de trois ans. Un beau visa L1, issue date June 23rd 2000, expiration date June 20th 2003, j’ai encore tous les détails sur mon cahier bleu, j’en ai sûrement une photocopie quelque part, l’original est resté collé à un ancien passeport.

J’étais allé chercher mon visa à Paris en ce début d’été. Les services consulaires étaient encore à l’ex-hôtel de Talleyrand-Périgord, théâtre du fameux souper du 6 juillet 1815, place de la Concorde. Je pensais ne plus revenir à Paris avant des années. Le provincial indécrottable pensait avoir échappé à la malédiction qui condamne 80% des jeunes ingénieurs français à venir travailler en Île-de-France. Combien de temps resterai-je en Amérique ? On verra bien. J’avais un visa de trois ans. Toutes les histoires de jeunes gens ainsi partis en Amérique se terminaient de la même manière : ils ne sont pas revenus. On verra bien. J’avais la vie devant moi.

Il faisait beau, c’était le début de l’été. C’était l’été de l’an deux-mille. Depuis le temps qu’on parlait de l’an deux-mille !

Le hors-série du « Monde Diplomatique » en vente dans les marchands de journaux à Paris en cette fin juin 2000 s’intitulait « L’Amérique dans les têtes ». J’avais déjà perdu une bonne partie de mes illusions sur l’Amérique et toutes les conneries associées au cours de la décennie précédente, mais l’Amérique restait l’Amérique. L’Amérique, ça ne se refusait pas.

L’automne précédent, j’avais visité Washington D.C. avec un de mes meilleurs amis. L’hiver précédent, j’avais essayé de lire « Atlas Shrugged » d’Ayn Rand, une édition en livre de poche usée jusqu’à la corde, prêtée par un collègue américain des moments difficiles ; j’en avais lu assez pour comprendre que c’était abject, mais pas assez pour renoncer à l’Amérique.

Quelques années auparavant, Alan Greenspan, grand disciple d’Ayn Rand, avait très fameusement parlé « l’exubérance irrationnelle des marchés ». Cette expression résumait assez bien la fin du XXème siècle. La « bulle Internet » avait crevé en mars 2000 et avait commencé tout doucement à se dégonfler, mais je m’en fichais, je voulais ma part, pas ma part de pognon, juste ma part d’exaltation, ma part d’ivresse. Je voulais en être. I wanted my share of irrational exuberance. Qu’importe le flacon…

We’re flying high
We’re watching the world pass us by
Never want to come down
Never want to put my feet back down
On the ground

C’était logique, l’Amérique. C’était évident, tellement évident, depuis toujours, depuis ma naissance et bien avant. C’était le pays leader. C’était le pays le plus libre du monde libre. C’était le pays le plus avancé du monde avancé. C’était l’avant-garde. C’était le sommet. C’était le pays qui était allé sur la Lune et qui irait sur Mars et partout ailleurs. C’était le pays de John Fitzgerald Kennedy et Robert Francis Kennedy, Neil Armstrong et Buzz Aldrin, Brian Kernighan et Dennis Ritchie, Robert S. McNamara et Alvin Toffler, Bill Gates et Bill Joy, j’en passe et des pires.

Et pour moi c’était maintenant. C’était arrivé. Comme l’an 2000. C’était arrivé.

L’Amérique était dans les têtes, l’Amérique était aussi dans ma tête à moi, mais c’était tout pourri dans ma tête, et ça a fini par se voir.

Je n’ai apparemment rien compris à l’Amérique.

J’ai compris a posteriori que beaucoup d’Américains sont très différents lorsqu’ils jouent à domicile. Les mêmes qui m’appréciaient lorsque nous étions expatriés en Europe ne se mêlaient plus aux expatriés européens chez eux. « Europeans are just cheap labor », comme un gros manager dirait quelque temps plus tard en présence d’une de mes complices souabes.

J’ai aussi compris que beaucoup d’Européens sont prêts à beaucoup de choses pour s’assurer une place en Amérique.

J’ai aussi compris que décidément la transparence et l’ouverture, c’est juste des mots. You’d better shut up.

J’ai aussi compris que notre produit n’avait pas tant d’avenir que ça, et ne m’intéressait pas tant que ça. Ce n’était pas mon produit. It’s just a job.

J’ai eu le temps de comprendre que je n’étais pas vraiment à ma place là-bas. Mais que ce n’était pas si grave. Je pensais quand même rester quelque temps. Donner du temps au temps. Prendre le temps. Bâtir. Voir. Creuser. Je voulais visiter Manhattan. Je voulais retourner au Texas. Je voulais voir l’été indien. Je voulais voir la neige sur les montagnes.

Et puis l’an deux-mille, en Amérique, c’était une année électorale. Je voulais voir ça. Je voulais être là. C’est idiot, n’est-ce pas ? Tout ça est complètement idiot, isn’t it?

Al Gore était prêt, comme personne n’avait été prêt avant lui. Al Gore incarnait la cause de la technologie, comme personne avant lui. Al Gore incarnait la cause de l’écologie, comme personne avant lui. Al Gore avant même d’être élu était déjà le premier président du XXIème siècle.

En face de lui, George W. Bush. J’avais certes de l’admiration pour son père, George H. W. Bush. J’avais aussi une bonne opinion des vétérans de sa brillante équipe de politique étrangère venus apparemment épauler son fils, ces gens sérieux qui dix ans auparavant avaient su gérer la dissolution de l’Union Soviétique, accompagner la réunification de l’Allemagne et préparer l’unification de l’Europe — Colin Powell, Brent Scrowcroft, Condoleezza Rice ou encore James Baker. Mais George W. Bush, cet abruti notoire, c’était un non-sens. C’était rien. Et de toutes façons, il n’avait aucune chance.

L’Amérique semblait en pleine prospérité. Les supermarchés étaient ouverts 24/24. Les panneaux « Now hiring » un peu partout suggéraient un pays au plein emploi. Je savais que tout était trompeur, mais sous les lumières de l’été, tout semblait blanc propre et riche.

Il faisait beau. Il faisait chaud. Il y avait de la place. Ils ont de la place, les Américains, ils ont tellement de place, ils en ont pour des siècles !

Je voulais voir l’automne à Manhattan. Je voulais voir les montagnes sous la neige. Je voulais voir Al Gore prendre la tête du monde libre au XXIème siècle. I wanted to be a part of it.

Je ne pensais pas que ça finirait comme ça a fini. Personne ne l’imaginait.

Ils m’avaient fait un visa de trois ans, et je suis resté sept semaines.

Sept semaines. Environ sept semaines. Je me rappelle très bien la date de début, j’ai un vague doute sur les dates de fin, et je n’ai pas envie de les reconstituer précisément.

C’est arrivé un mardi, ou un mercredi. Le midi de ce jour-là, c’était mon tour de prendre ma voiture pour aller chercher à manger pour l’équipe dans un des machins du centre commercial voisin. Je crois que c’était Taco Bell ce jour-là. Une de mes découvertes de cet été-là restera le Tabasco vert.

Vers 17 heures, la patronne du site m’a fait venir dans son bureau. Je la connaissais depuis deux ans. Elle était revenue en Amérique pendant l’hiver. C’était une des personnes qui m’avaient fait venir en Amérique au printemps. Elle était impressionnante, une ancienne assistante qui avait gravi tous les échelons, bosseuse, sportive, communicative. Brillante. Really. Américaine. Je n’oublierai jamais deux formules d’elle : « Happiness is a choice » et « Smile. It’s healthy ». Elle non plus, je ne l’oublierai jamais.

Dans son bureau, il y avait une personne que je ne connaissais pas, qui m’a été présentée comme Jenny, ou Cindy, un prénom bien américain, she’s from human resources. La patronne m’a indiqué qu’il avait été décidé de mettre fin à ma période. Ce n’était pas discutable. C’était à peine expliqué. C’était juste décidé. That’s the way it is. J’avais deux semaines pour quitter le pays. C’était très froid, très calme, très clair. Professional. Quelques minutes plus tard, on m’a accompagné récupérer mes affaires, puis jusqu’à la porte du bâtiment. Je me suis retrouvé seul sur le parking. Il faisait très beau.

Je ne suis revenu dans ce bâtiment qu’une seule fois, dûment accompagné, pour préparer un carton qui serait renvoyé en Europe, récupérer un billet d’avion et régler quelques détails administratifs, sans même revoir la patronne. Je suis repassé plusieurs fois dans le coin, pour voir des futurs ex-collègues, pour parler, pour dire au revoir. Pour ne pas rester trop seul, aussi. Pour éviter de trop réfléchir, en fait. J’avais décidé que c’était sûrement mieux ainsi. J’avais décidé que je n’en voulais à personne, que je ne haïssais personne. Probablement pour mieux me dissimuler que je m’en voulais à moi-même, que je me haïssais moi-même, parce que décidément c’était tout pourri dans ma tête.

Ils m’avaient fait un visa de trois ans, et je suis resté sept semaines.

Qu’est-ce qui s’est passé ? À quoi bon chercher à comprendre ?

De la douche au bûcher
La route est longue
Mais l’Acropole la laisse de marbre

Le jour du départ est vite arrivé. Le vol partait à l’aube. Je me suis levé au milieu de la nuit. L’autoroute était déserte, jusqu’à l’approche de l’aéroport. Je me souviens de ma dernière arrivée dans le dédale de cet aéroport gigantesque au milieu de nulle part, conçu pour accueillir des navettes spatiales, comme l’avait écrit Philippe Labro quelques années plus tôt, juste avant de tomber en dépression.

Je me souviens d’un ballet de camions-citernes dans la nuit. Je me souviens du vacarme des avions-cargos. Je me souviens des vapeurs d’essence, des bruits et des lumières de la puissance de l’Empire.

J’ai garé la voiture, j’ai déposé les clefs et les papiers, j’ai traîné mes bagages, j’ai pris une navette pour l’aérogare, j’ai enregistré mes bagages, j’ai récupéré mes cartes d’embarquement. Il faisait encore nuit.

Elle était là.

Elle était là, en salle d’embarquement. Elle m’attendait. On était un an avant le 11 septembre 2001 et c’était un vol intérieur. Je suppose qu’accéder à une salle d’embarquement sans carte d’embarquement ce n’est plus possible désormais dans les aéroports en Amérique — de même qu’accéder à un quai de gare sans billet ne sera bientôt plus possible en France. Je suppose — je ne me suis pas posé la question. Je ne pensais pas la voir là. Je pensais ne plus jamais la revoir. Je ne pensais plus. Elle était là.

Elle était là, et elle avait les yeux rouges. On a parlé, on a eu du mal à trouver des mots. Je ne voulais pas qu’elle pleure, je ne voulais pas pleurer, boys don’t cry, mais j’avais sûrement moi aussi les yeux rouges. Je ne voulais pas qu’elle pleure, alors je l’ai prise dans mes bras, mais elle a fini par pleurer quand même. Je ne sais pas combien de temps ça a duré. Je ne sais plus. Je ne sais plus rien d’autre.

Et puis l’embarquement a commencé. Le jour s’est levé. L’avion a décollé.

À Newark, les tours jumelles se moquaient de moi.

Take care.

Cet article, publié dans souvenirs, est tagué , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.